mardi 30 novembre 2010

Et rien de douteux...


J’ai trouvé cette mention, «rien de douteux», sur une boîte de barres aux céréales. Rien de douteux : c’est bizarre comme formule, non ?

C’est la première fois que je vois ce genre d’arguments. Et à mon avis, ce ne sera pas la dernière. Cela suggère qu’il y a parfois des trucs douteux dans ce qu’on mange, ce qui est sans doute vrai. Cela suggère aussi que dans ces barres-là, ce n’est pas le cas, ce que j’aurai bien du mal à certifier...

Et ce qui est sûr, c’est que les publicitaires qui ont travaillé sur le texte ont tenté de jouer sur nos peurs puis de nous rassurer (ça a marché puisque j’ai acheté).

Impression d’un vague retour en arrière, comme lorsque nos ancêtres se méfiaient de la nourriture qu’ils trouvaient en chemin : ce champignon, cette baie, sont-ils comestibles ? La modernité ne nous rassure plus, elle nous inquiète, trop opaque, trop lointaine, trop traversée d’égoïsmes. En tout cas, c’est ce que semble nous dire cette mention «rien de douteux»...

Allez, bon appétit quand même !

lundi 29 novembre 2010

Michael Jackson et Chronos






Un été, au Danemark, en vacances avec plein d’enfants, nous visitons un château. J’essaye de canaliser un peu la horde en faisant de l’explication de monument. Par exemple : qui sont ces personnages sur le tableau, que font ces autres sur cette sculpture ? Parfois c’est le grand bide, mais parfois ça marche bien.

Ce jour-là, j’ai de la chance, ou je suis en forme : ça marche ! Les enfants jouent le jeu, et cherchent à deviner qui est qui et qui fait quoi.

À un moment, nous passons sous une statue qui représente un homme qui tient un bébé dans ses bras, au-dessus du vide : c’est Chronos dévorant ses enfants.

Alors je questionne :
«Et ça, jeunes gens, c’est qui ? Que fait-il ?»
«C’est Michaël Jackson !»
«Euh... Michaël Jackson ? Mais pourquoi ?»
«Eh ben, comme sur la photo où on le voyait tenir son bébé en l’air au-dessus du balcon...»

Bon, ben me voilà sans voix.
C’est vrai que ça ressemble un peu, finalement : un adulte qui tient un enfant dans une position dangereuse. Je vous joins la photo, pour celles et ceux qui aurait oublié : à l’époque, le pauvre cyborg-chanteur avait été très critiqué après que ces images eurent fait le tour du monde : tout le monde y avait vu la confirmation de son incapacité à être père, au travers de ce geste un peu inconscient tout de même, destiné plus à satisfaire la foule qu’à prendre soin du bébé.

C’est aussi de la culture, après tout. Mais tout de même, j’ai essayé d’expliquer la légende de Chronos.
Michaël Jackson ou Chronos : on verra bien ce qu’il en restera dans quelques années.

vendredi 26 novembre 2010

Comme si la vie s’échappait de moi



C’est un vieux copain que j’aime bien, d’une grande gentillesse, intelligent et sensible.

Nous nous retrouvons et nous donnons de nos nouvelles. Il me raconte une rupture sentimentale récente, et me rassure : «ça va, j’arrive à faire face, même si c’est douloureux».

Mais du coup, il me parle d’une autre rupture, plus ancienne : «celle-là, j’ai failli en mourir». Et il me décrit notamment le moment où il se retrouva seul après le départ de la femme qu’il aimait, avec son corps qui se vidait de toute force : «j’avais l’impression que la vie s’échappait de moi...»

Je suis pétrifié en écoutant son récit d'hémorragie psychique, d'anéantissement, en réalisant comment l’amour qui nous donne vie peut, lorsqu’il se retire brutalement de notre existence, nous laisser quelque temps aux portes de la mort.

jeudi 25 novembre 2010

Une grande question


C'est dans le TGV Rennes-Paris, en revenant d'une conférence. Il y a deux gamins qui mettent un souk pas possible : ils parlent très fort, se disputent, hurlent pour attirer l’attention de la mère.

Celle-ci est exaspérée, peut-être épuisée, et fonctionne (malheureusement pour elle, pour ses enfants et pour les passagers) sur le registre : ne rien dire, puis exploser, hurler et menacer, mais de façon irréaliste : «à la prochaine gare, tu descends tout seul sur le quai...»

Tu parles que ça les impressionne, les deux lascars... Ils sont habitués à ces menaces bidon. La mère ne les punit pas, jamais, elle prononce de temps en temps des «chut !» désespérés et impuissants quand les passagers alentour relèvent la tête après un hurlement surpuissant d’un des deux petits agités.

Mais à un moment, un peu fatigués, ils commencent à dire des choses intéressantes.

Notamment cette drôle de question, en voyant qu'il reste des personnes sur le quai lorsque nous redémarrons de je ne sais plus quel arrêt : «pourquoi les gens ils sont pas tous dans le train ?»

C'est vrai ça, pourquoi tout le monde n’est pas dans le train, avec nous ?

Évidemment, ça nous paraît une question de peu de sens. Mais c’est sa vision du monde : si lui y est, alors tout le monde devrait y être. Finalement, nous continuons de nous poser ce genre de questions une fois adultes : si la vie est un voyage en train, pourquoi il y a des gens qui descendent, et dans ce cas où vont-ils ? Et pourquoi des gens montent (naissent) ? Et avant, où étaient-ils ?

Du coup, les deux gamins me semblent moins mal élevés, et je ne vois plus seulement en eux deux sales gosses, mais deux petits garçons avec de grandes questions existentielles. En plus, ils finissent par se fatiguer et somnoler, je vais pouvoir finir mon voyage tranquille et me poser moi aussi des questions sans réponse...

Illustration : un passager de TGV un peu agacé par le boucan que font deux jeunes enfants moyennement bien élevés...

mercredi 24 novembre 2010

Esprit et corps

« L’esprit et le corps sont-ils séparés, et si oui, lequel vaut-il mieux choisir ? »

Woody Allen

mardi 23 novembre 2010

Crise et monastères


La crise est partout, nous dit-on.

En tout cas, il semble qu'elle affecte même le recrutement dans certains monastères. Je parlais l’autre jour avec une moniale d’une communauté Zen, qui me racontait que dans les années 70 et 80, le nombre de résidents dans son monastère était bien plus important : autrefois, les sympathisants attirés par la vie monastique ne craignaient pas de venir y passer 2 ou 3 ans, puis de repartir dans la vie laïque : ils savaient qu’ils retrouveraient toujours leur travail, ou un autre.

Aujourd’hui, ce genre de démarche est plus compliqué : il est devenu inquiétant et aléatoire de lâcher son boulot. Du coup, le nombre de personnes qui se permettent de prendre du temps, beaucoup de temps, pour méditer, prier et réfléchir sur leur vie et la vie en général tend à diminuer.

Je n’ai pas d’arguments particuliers, mais il me semble que c’est dommage. Que certaines personnes aient la possibilité (et le cran !) de passer quelques années à l’écart, en vivant très sobrement, mais en pouvant réintégrer ensuite la société, je crois que c’est un phénomène bénéfique justement à cette même société. Mais je n’ai ni arguments ni preuves....

Illustration : un beau Thangka tibétain.

lundi 22 novembre 2010

Honte, football et paradis





Nos gestes parlent.

Et ce qui est émouvant, c’est que ce langage est universel et intemporel. Notamment le langage des émotions.

Celui de l’affliction par exemple : regardez comment Adam et Ève chassés du Paradis (belle et célèbre fresque de Masaccio) ont exactement la même posture que les footballeurs portugais qui viennent de prendre un but qui les élimine en Coupe du Monde (il me semble que c’était la cuvée 2006, celle du coup de tête de Zidane, et lors du match perdu contre les Français, d’ailleurs).

Inutile de les interviewer (d’ailleurs, quelle langue parlaient Adam et Ève ?), il suffit de regarder : quel chagrin ! À cet instant, tout est fichu : le passé est vain, le présent épouvantable et l’avenir bouché. Mais on continue de marcher et d’avancer. Soit parce que Dieu nous expulse et pousse derrière : il faut quitter le Paradis. Soit parce que le match est terminé et qu’il faut quitter le terrain.

Cette peine insoutenable, condamnée à continuer de marcher, qui prend exactement le même visage à plus de cinq siècles d’intervalle (je parle de l’intervalle entre la peinture et la photo, pas entre la péché originel et le match perdu) et dans des contextes si différent, me touche et me rapproche de tous les humains : nous souffrons tous des même maux, de la même manière.

Illustrations : Adam et Ève chassés du Paradis (Masaccio) et des footballeurs portugais chassés de la Coupe du Monde.

vendredi 19 novembre 2010

La télé du voisin


Je bavardais l’autre jour avec une patiente de la manière dont les excès de sollicitations en tous genres de notre société moderne peuvent nous stresser à notre insu. Juste en étant bombardés alors que nous ne nous en rendons même pas compte : ce que les psychanalystes appellent une «accumulation d’excitation».

Et elle me racontait cette petite histoire à l’appui : un soir qu’elle regardait la télé (une émission de variétés) et qu’elle n’était pas tout à fait absorbée, elle jette un coup d’oeil au-delà de son écran TV, par la fenêtre. Et elle voit, dans l’appartement de ses voisins d’en face, de l’autre côté de la cour, une télévision elle aussi allumée, «avec des images qui sautaient à toute allure» me dit-elle. Frappée par le côté un peu halluciné de ces changements de plans incessants, elle se lève pour se pencher au balcon, le temps de fumer une cigarette, et de deviner un peu, de loin, ce que regardent les voisins. Mais au bout d’un moment, elle croit deviner ce qui se passe...

Elle revient vite s’asseoir dans son canapé pour vérifier, et elle compare : les images de l’émission qu’elle regardait et celles de ses voisins, ce sont les mêmes, elle est devant la même émission qu’eux !

Simplement, elle n'avait pas réalisé, absorbée qu’elle était dans le contenu, que le contenant avait cette forme syncopée à l’extrême : «je me suis alors rendue compte de tout ce que je prenais dans les yeux et dans le cerveau, sans le ressentir sur le moment...»

C’est ça, le problème des pollutions multiples que nous impose notre société matérialiste : tout est bon pour capter notre attention, même au détriment de notre bien-être. Et même si pour le moment on n’a pas de preuves claires que balancer un nouveau plan à l’image toutes les 2 ou 3 secondes, ça affaiblit nos capacités de concentration et ça nécessite ensuite beaucoup de temps pour un retour émotionnel au calme, on peut tout de même se poser la question...

Illustration : "Télévision et dépression", dessin extrait de notre ouvrage "Je guéris mes complexes et mes déprimes", Points Seuil 2010.

jeudi 18 novembre 2010

L'art et le bonheur


Encore un peu de publicité sur PsychoActif (je sais, il y en a qui vont râler, mais faites le compte sur l'année...) et toujours à propos d'une réédition de livre. Cette fois, c'est la nouvelle édition de L'Art du bonheur qui resurgit en librairie, dans une nouvelle version de mise en page (mais textes et tableaux sont les mêmes, inutile de le racheter si vous l'avez déjà).

J'y présente 25 tableaux, qui servent de support à mes réflexions sur la quête du bonheur. C'est un exercice que j'adore : il me permet de rentrer dans le détail de chefs d'oeuvre, et de me plonger dans la biographie des peintres (j'ai ainsi appris, par sa correspondance, que Van Gogh était obsédé par le bonheur, à donner et à éprouver, même s'il n'excellait malheureusement pas sur ce dernier point).

J'aime évidemment tous les tableaux de ce livre, puisque je les ai choisis, mais celui que je préfère est le "Bord de mer à Palavas", où l'on voit un petit personnage, sans doute Courbet lui-même, saluer la Méditerranée avec allégresse. Je l'aime pour une raison toute bête, au-delà de sa qualité et de sa puissance évocatrice : il me rappelle mon enfance à Montpellier, et mes étés à Palavas-les-Flots, dans le petit cabanon sans eau ni électricité que mon grand-père avait construit juste derrière les dunes de la plage. Et mon propre bonheur à chaque fois que je grimpais en haut de la dune, pour retrouver et regarder la mer...

PS : ce "bord de mer à Palavas" peut s'admirer au beau Musée Fabre de Montpellier.

mercredi 17 novembre 2010

Modestie

"Modestes sont ceux en qui le sentiment d'être d'abord des hommes l'emporte sur le sentiment d'être soi-mêmes. Ils sont plus attentifs à leur ressemblance avec le commun qu'à leur différence et singularité."
Paul Valéry, Tel Quel, Moralités.

mardi 16 novembre 2010

Vélo-vélo-vélo


L’autre jour, un trajet dans Paris, en vélo. Au début, ça commence bien : une voiture s’arrête pour me laisser la priorité à un croisement de rue. Avec un sourire du conducteur, en plus. Je lui fais un petit salut de remerciement, je trouve son geste sympathique : j’avais la priorité mais il lui suffisait d’accélérer au lieu de freiner pour me passer sous le nez...

Cinq minutes après, dans un passage un peu étroit, une autre voiture arrive derrière moi, et au lieu d’attendre tranquillement en me suivant que la voie s’élargisse, elle me double, en roulant trop vite et trop près : si je fais le moindre écart, elle me percute. «Espèce de très gros con !» que je me dis...

Puis, en continuant à pédaler, je me rends compte, évidemment, que mon niveau d’activation émotionnelle est bien plus fort sur cette deuxième aventure que sur la première. Et que si je ne fais rien, mentalement, c’est ce souvenir-là qui va être mémorisé de manière bien plus vigoureuse. C’est normal, c’était ma survie qui était en jeu.

Mais tout de même, si j’en reste à une simple mémoire émotionnelle, ma vision des automobilistes va être biaisée : au lieu d’avoir en tête du 50/50, moitié sympas moitié pas sympas, je vais stocker des automatismes du genre : tous dangereux avec les vélos.

Alors, je repense au gars sympa qui m’a laissé passer, à tous les neutres qui ne m’ont pas écrasé ni klaxonné quand je me faufilais (moi aussi, je dois les énerver). Pour réajuster un peu ma vision du monde, et aussi, pour me calmer et me faire du bien, je l’avoue...

Illustration : en vélo, attention aux rond-points ! Photo de Florian Kleinefenn. Florian est un copain, et honnêtement, son site vaut le détour si vous aimez la photographie contemporaine.

lundi 15 novembre 2010

Zéro zéro zéro


«Zéro-zéro-zéro-zéro...», c’est ce que braillaient autrefois les bidasses lors de leur quille, en fin de service militaire, sur l’air de «Ce n’est qu’un au-revoir»... Mais ce n’est pas de ça que je veux vous parler.

Ça s’est passé l’autre soir : alors que je travaillais tard, je jette un oeil sur l’heure, et je vois 0:00 sur l’écran de mon ordinateur, tout en haut à droite. Juste entre le moment où les chiffres arrivent à mon esprit et celui où je réalise que c’est simplement minuit, se glisse un léger trouble.

0.00 déclenche une alerte, probablement au niveau de mes amygdales cérébrales (vous savez, ces petites zones du cerveau où sont traités les messages, à un niveau automatique et émotionnel, avant de passer par le cortex). Trois zéro, c’est comme un saut dans le néant, dans l’infini du néant. Pire que le 666 de l’Apocalypse selon Saint Jean, pire que «le nombre de la Bête» : le néant absolu...

Mais ouf, voici le 0:01 qui arrive. Je respire, je suis sauvé... Mais ça m’a fait drôle, ce microscopique instant de trouble : que de secousses émotionnelles notre esprit doit être capable d’absorber ! De la plus discrète à la plus sévère...

PS : ce genre de petits moments et de petits combats si faciles à gagner contre les superstitions absurdes, c'est ce dont souffrent, à un niveau infiniment plus intense et paniquant, nos patients anxieux souffrant de TOC (trouble obsessionnel compulsif). Je rends ici hommage à leur cran.

Illustration : l'album du groupe Aphrodite's Child, qui avait repris le célèbre 666 pour titre...

vendredi 12 novembre 2010

Joyeux mélange


Alice, 6 ans, qui s’intéresse de près à l’actualité, mais mélange parfois un peu les dates et les événements, s’adresse à ses parents et ses frères, réunis à table en ce soir du 11 novembre : 
" Vous savez pourquoi les gens, ils ont fait grève aujourd’hui ? Eh bien c’est parce qu'ils ont signé la fin de la première guerre mondiale ! "

Illustration : une photo de l'écrivain Alain de Botton, dont je vous encourage à visiter le site.

mercredi 10 novembre 2010

Grands hommes

«Les grands hommes meurent deux fois, une fois comme hommes, et une fois comme grands.»
Paul Valéry, Tel Quel, Cahier B 1910.

À méditer en cette période de prix littéraires, et en contemplant par exemple la liste des écrivains ayant reçu autrefois le prix Goncourt : que d’anciennes gloires mortes deux fois, selon la formule de Valéry !

mardi 9 novembre 2010

Mains d’aristo


C’est un souvenir de quand j’étais petit, à l’école primaire. Ça devait être en CE1 ou CE2.

La maîtresse nous racontait, pendant le cours d’histoire, que lors de la Révolution Française on dépistait les aristocrates qui essayaient de passer inaperçus pour fuir le pays, en leur faisant montrer les mains : le peuple avait toujours les mains calleuses et abîmées, et les «aristos» les avaient au contraire blanches et délicates... Une fois démasqués, couic, on leur coupait la tête (enfin, ça, c’était ma conclusion).

Cette histoire m’avait rendu très inquiet : bien que d’origine populaire et pas du tout aristo, j’avais de blanches petites mains de rejeton noble. Et je me disais que si demain, il y avait une nouvelle révolution, on me couperait sûrement la tête malgré mes protestations !

Mon grand-père communiste, à qui j’avais parlé de mes inquiétudes, dut me rassurer : «Ne t’inquiètes pas, tu ne risques rien, je leur dirai que tu es un fils du peuple, et que tu es abonné à Vaillant». Vaillant, c’était à l’époque le magazine pour la jeunesse du Parti Communiste Français. Un peu rassuré mais tout de même soucieux d’assurer ma survie, je me débrouillais du coup toujours pour en garder quelques exemplaires dans mon cartable ou mes sacoches de vélo, en cas de révolution soudaine et de retour d’expéditifs tribunaux populaires.

Je n'ai jamais pensé que l'enfance était un âge d'insouciance. Disons que les soucis durent moins longtemps, et se solidifient moins vite que chez l'adulte. Et qu'ils sont plus vite balayés par les bonheurs qui passent. En principe...

Illustration : un exemplaire de Vaillant.

lundi 8 novembre 2010

Nature morte


« Cherche, parmi tous ces objets misérables et grossiers de la vie paysanne, celui, posé ou appuyé et n’attirant point l’œil, dont la forme insignifiante, dont la nature muette peut devenir la source de ce ravissement énigmatique, silencieux, sans limite. »
Hugo von Hofmannstahl, Lettre de Lord Chandos.

Ils nous parlent, ils murmurent à nos oreilles. Mais quoi ? Il faut d’abord s’arrêter pour les entendre, ces chuchotements. Puis essayer de les comprendre. S’arrêter, respirer et s’immerger dans la contemplation des objets.

« Nature morte », quel drôle de nom ! L’appellation anglaise still life - vie immobile -, et l’allemande, et la flamande, qui disent la même chose, sont bien plus proches de la réalité : ces peintures montrent une vie silencieuse, calme, apaisée. Qu’elles nous invitent et nous incitent à rejoindre. Dans ce monde en mouvement, dans ce monde utilitaire, la nature morte nous arrête : vie immobile, vie inutile. Inutile ? Parce qu’elle n’a rien à montrer que de l’ordinaire ? Mais justement : ce qu’elle nous montre, c’est l’ordinaire qu’on ne regarde jamais.

Et si l’on regarde, on voit : de la simplicité en majesté. Une présence intense derrière l’immobilité. Si l’on regarde, on voit que même ce qui ne clignote pas, ne bouge pas, ne scintille pas, ne fait pas de bruit, peut avoir de l’intérêt et de l’importance. Si l’on regarde, on voit qu’il y a de la beauté, de l’intelligence et même de la grâce dans le simple, l’accessible, le disponible.

Je me souviens d’une discussion, un jour, avec un moine Zen qui me recommandait de toujours respecter l’inanimé. Mais qu’est-ce que l’inanimé ? C’est, me disait-il «ce qui ne crie pas quand on le frappe». Les choses, les objets, tous ces bouts de matière, qui ne crient pas, jamais. Mais qui parlent parfois...

Illustration : une "nature morte" qui vit et parle, de Chardin.