mercredi 30 novembre 2011

L'instant d'après


C'est un monsieur qui médite sur le tapis du salon.
Sa femme, l'air pas du tout contente, s'approche de lui et lui dit, ou plutôt lui crie : "L'instant présent, l'instant présent..! Tu ne pourrais pas passer un peu à l'instant d'après, maintenant !?!"
(traduction libre)

Illustration extraite de la revue New Yorker.

lundi 28 novembre 2011

Une belle jeune femme de vingt-deux ans


« Il s’agit d’être une belle jeune femme de vingt-deux ans. Tout concourt en ce monde à faire de cet état un idéal. Notre bonheur varie en fonction de la distance qui nous en sépare. Pour moi, homme âgé de quarante-six ans, j’en suis fort éloigné, certes, mais je vis avec une femme de trente-six ans qui en est plus proche que bien d’autres, je suis père de deux fillettes qui auront un jour vingt-deux ans et ma vie sera réchauffée par leur présence alors même que, vieilli encore, je serai pour mon compte apparemment plus distant que jamais de l’objectif. Paramètres fluctuants, donc, autour de cette vérité intangible : il s’agit d’être une belle jeune femme de vingt-deux ans en ce monde pour jouir pleinement de celui-ci, sans arrangements, aménagements ni accommodements – ou, à défaut, de graviter autour de l’une de ces trop rares élues.

La belle jeune femme de vingt-deux ans n’a besoin de rien d’autre. Elle suffit. Elle se suffit. Elle peut se passer des soins, des crèmes, des traitements, des pilules nécessaires à tous les autres humains pour créer l’illusion qu’ils n’en sont pas si loin.

C’est aussi pourquoi nous écrivons, pourquoi nous bâtissons des empires, pourquoi nous battons des records, pourquoi nous touchons du clavecin : pour être aussi désirables et aussi suffisants que les belles jeunes femmes de vingt-deux ans. Peine perdue. Il eût été juste pourtant que chacun soit pourvu en naissant des mêmes chances de se parfaire en travaillant son art jusqu’à cet accomplissement : devenir une belle jeune femme de vingt-deux ans, et le rester, plutôt que de décrocher de vaines médailles, des prix Nobel et autres distinctions qui ne font que confirmer le pronostic affligeant de notre rhumatologue : c’est la fin. »


En quelques lignes de son blog, l’écrivain Éric Chevillard décrit comment notre société de consommation a manipulé et instrumentalisé les idéaux de jeunesse et de beauté, les a amplifiés, déformés, implantés et greffés dans nos esprits au point que nous ne sommes plus conscients des pressions qu'ils exercent sur nous. À moins d’un effort (ou d’une aide extérieure) de dévoilement. Tout en étant constamment hantés et influencés par eux.

Leçon de psychologie et de sociologie indirecte, ironique et déstabilisante.

Voilà pourquoi et comment Chevillard est grand. Et pourquoi il faut le lire et le soutenir en achetant ses livres (pas seulement en parcourant son blog). Si on aime, bien sûr. Pour ma part, j’adore…

Illustration : un troublant tableau de François Clouet, La Lettre d'amour, à voir à Madrid.

jeudi 24 novembre 2011

Intelligence


"Intelligence : faculté de reconnaître sa sottise."
Paul Valéry

Illustration : vu dans une vitrine à Paris (merci à Pauline).

mercredi 23 novembre 2011

Forêt et panneaux indicateurs (suite)


Pour compléter notre discussion de lundi sur le besoin de panneaux indicateurs même dans les bois...
À la fin, c'est toujours la nature qui l'emporte sur les panneaux, toujours les brins d'herbe qui arrivent à repousser au milieu du béton.
C'et étrange comme ça me fait du bien de penser ça, moi qui ne suis ni un arbre ni un brin d'herbe.
Du moins pas encore.

Illustration : photo envoyée par mon ami Frédéric, à consulter sur son blog à la rubrique "Insolites".

lundi 21 novembre 2011

Visite guidée


Ça s'est passé un dimanche d'automne, dans une forêt près de Paris (je ne m'imaginais pas, en venant habiter à Paris, qu'il y en avait autant en Ile-de-France).

Une famille avec un papa très en colère passe non loin de moi. Il rouspète : "Ils font chier ! Non, mais ils font chier ! Ils n'ont même pas mis de panneaux indicateurs !"
Il est scandalisé de ne pas trouver à chaque bifurcation un panneau pour l'aider à retrouver son chemin. Derrière lui, femme et enfants suivent, avec l'air agacé et résigné de ceux qui ont l'habitude de telles crises.

Le temps que je réalise que je peux peut-être les aider à retrouver leur direction, ils se sont engagés sur un sentier, même sans panneau. Je ne leur cours pas après, en me disant qu'ils ne risquent pas de se perdre, qu'ils vont bientôt retrouver un gros chemin ; et un peu agacé aussi par les rouspétances du papa.

Davantage de panneaux indicateurs dans la forêt ?
Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Mais je vois bien que nous avons tous de plus en plus souvent ce genre d'attentes. Nous détestons nous perdre. C'est vrai que c'est casse-pied parfois : je me souviens de quelques randonnées dans les Pyrénées où je pestais comme le monsieur, complètement perdu entre deux vallées ; à ce moment, j'en aurais bien voulu, des panneaux de direction, ou au moins un petit marquage de GR !

Mais la vie sera devenue très étrange le jour où ne nous perdrons plus du tout, nulle part, parce que tout sera balisé, sur le terrain ou sur nos GPS de poche.
Nos existences se dérouleront sur le rythme des visites guidées : pas de surprises et pas de lenteurs.
Il ne me tarde pas...

Illustration : Pyrénées (le col du Chioula) par Frédéric Richet.

vendredi 18 novembre 2011

Pleine conscience spontanée


C’est drôle la vie.

Beaucoup d’entre nous aspirons à mettre notre esprit un peu plus au repos, notre cerveau un peu plus au calme. Ceux qui méditent s’efforcent par exemple de préserver ou de créer dans leurs journées des espaces de pleine conscience. Beaucoup d’autres aiment se consacrer à un sport ou un loisir dans ce but.

Et puis certaines personnes n’aiment pas ça, voire en ont peur.

L’autre jour, une de mes patientes, grande anxieuse, me racontait qu’elle avait eu plusieurs moments d’inquiétude parce qu’elle n’avait plus eu de pensées pendant de longues minutes :

« Par exemple dans les trajets en métro, je me suis aperçue que je pouvais passer plusieurs stations sans penser à rien du tout ! Alors que ça ne m’arrivait jamais avant ! Ça m’a fait drôlement peur ! Est-ce que ce n’est pas mon cerveau qui vieillit ? Ça ne peut pas être un signe d’Alzheimer ? »

Effectivement, son état psychique de base est plutôt le tumulte habituel des cerveaux anxieux : anticipations, ruminations, planifications, observation et lecture mentale de tous les panneaux publicitaires rencontrés, etc…

Je lui ai expliqué que ça me paraissait plutôt une bonne chose, cette survenue d’espaces de simple présence au monde, dégagés de toute mentalisation. Que ça n'avait rien à voir avec un Alzheimer, au contraire, et c’était un bon signe chez elle, qui a toujours eu du mal à accepter de se poser, de ne rien faire. Par peur évidemment de passer à côté de sa vie.

Alors que c’est tout le contraire : la vie c’est aussi – et peut-être surtout - intensément ressentir et habiter l’instant présent…

Illustration : "Le pont sous la pluie", une photo d'Henri Zerdoun. S'arrêter pour observer et ressentir le temps qui passe...

mercredi 16 novembre 2011

Anonymat



La semaine dernière, j’ai été confronté à deux reprises à des gestes de gentillesse anonymes.

Le premier était une grande carte postale, reproduisant le Jardin de Vétheuil de Claude Monet ; une lectrice qui signait Georgette, suivi de son nom et du nom de sa ville (en Suisse) me remerciait avec beaucoup de gentillesse de l’aide que lui avait apporté mon livre sur Les États d’âme. Mais elle ne me laissait pas son adresse.

Le second était une enveloppe posée sur la table où je venais de dédicacer mes livres, lors de la soirée de discussion avec Matthieu Ricard, le 8 novembre dernier. Je ne me suis aperçu de sa présence qu’une fois tout le monde reparti : elle était là, avec mon nom, toute prête à être oubliée. Elle contenait un CD et deux cartes postales de remerciements pour mes livres ; le CD était une compilation des morceaux de musique qui avaient accompagné depuis des années les états d’âme de cette lectrice discrète jusqu’à l’invisibilité. Là aussi, pas d’adresse, juste un prénom, Sandrine.

J’ai été à chaque fois touché par ces mots et ces gestes. Et ému par leur anonymat. Jusqu’à me sentir un peu mal à l’aise de ne pouvoir les remercier.

Je me suis demandé quelles étaient les sources de cet effacement : était-ce une sorte d’habitude de l’anonymat, un renoncement douloureux, un réflexe pris de ne pas déranger autrui ? Anonymes pour ne pas m’obliger à répondre et remercier ?

Ou une démarche de pleine humilité : juste remercier, sans attendre de retour. Une démarche de sagesse, dans la logique de l’oubli et de l’allègement de soi ? J’ai toujours été fasciné par cette démarche d’effacement de soi (dont je suis encore bien loin).

Alors je suis allé relire dans Imparfaits, libres et heureux le passage que j’avais consacré à ce vertige de l’abolition de soi (chapitre 44) :

“Lors d’une retraite que j’effectuais chez les bénédictins, je tombai un jour, dans la bibliothèque du monastère sur un drôle de livre. J’ai oublié son titre, cela devait être quelque chose comme « Cheminer vers Dieu » mais je n’en suis pas tout à fait sûr. Par contre, je n’ai pas oublié son auteur : « Un moine chartreux ».
Pas de nom d’auteur ? Je tourne le livre dans tous les sens en me disant que je finirai bien par trouver quelques informations sur cet auteur si discret. Mais non, rien de plus. Alors, un petit vertige me saisit. Tout le monde se dit modeste, mais finalement personne ne l’est véritablement, ni jusqu’au bout. Même être et se montrer modeste peut nous flatter, comme le note avec ironie Jules Renard dans son Journal : « Je m’enorgueillis de ma modestie… » Personne, ou pas grand monde, n’est véritablement prêt à renoncer à toutes ces petites miettes d’estime de soi. Le moine qui avait écrit ce livre avait réussi, lui, à mettre à distance cette gratification sociale : avoir son nom sur une couverture de livre. Moi qui ais le sentiment peut-être erroné d’être plutôt modeste, j’avoue qu’il ne m’est jamais venu à l’esprit de publier un livre portant sur la couverture la seule mention : « un psychiatre », en lieu et place de nom d’auteur.
Je me suis alors assis dans la bibliothèque déserte et silencieuse, avec le livre entre les mains, et je me suis mis à rêver sur le geste du moine chartreux (sans doute l’ordre religieux chrétien qui a poussé le plus loin les règles de solitude et de silence). À imaginer qu’il n’y avait derrière ce geste aucun souci de mortification ou de punition d’un acte d’orgueil passé, mais plutôt une intention joyeuse. Un acte facile et simple, sans doute, pour quelqu’un qui avait atteint un stade inhabituel de sagesse et de renoncement. Et derrière cet acte, j’en étais sûr, l’attente malicieuse que le petit trouble provoqué sur le lecteur serait utile à ce dernier. Les meilleures leçons sont celles de l’exemple...“

Merci à Georgette et Sandrine pour la leçon.

lundi 14 novembre 2011

Suicide




J’ai lu un jour, je ne me souviens plus où, cette définition :
« Suicide : la solution définitive à des problèmes transitoires. »

Elle est malheureusement souvent vraie. Il faut toujours commencer par résister à ses tentations suicidaires, le plus longtemps possible. Alors on arrive souvent à ce stade que Cioran décrivait avec talent et laconisme dans son Journal : « J’ai vaincu l’appétit, non l’idée du suicide. »

Belle manière de dire l’essentiel : le drame n’est pas d’avoir des idées suicidaires, mais d’y adhérer et de les écouter. Laisser passer les vagues, juste s'efforcer de surnager. Un jour, bientôt peut-être, tout sera bien...

Illustration : vagues basques (merci à Louis-Marie).

vendredi 11 novembre 2011

Donne à maman

Pas très drôles, les étiquettes d'instructions de lavage pour nos vêtements ? Sauf celle-ci...


Traduction, au cas où :

"Sinon, donnez ça à votre mère : elle sait comment faire."

mercredi 9 novembre 2011

Redevenir un bébé


C’était un jour où je portais dans mes bras, pour l’emmener se coucher, une de mes filles déjà grande, 9-10 ans :

« - Mmm, j’adorerais redevenir un bébé, qu’on me porte tout le temps, qu’on s’occupe tout le temps de moi...»
- Tu aimerais vraiment être un bébé ?
- Oh oui ! Surtout que quand tu es un bébé, tu comprends, tu n’en profites pas vraiment, parce que tu ne te rends pas compte de la chance que tu as ! »

C’est vrai que vu sous cet angle, c’est exactement la définition que je donne du bonheur : du bien-être dont on prend conscience. Sans la prise de conscience, cela reste du bien-être (ce qui n’est déjà pas mal). Avec la prise de conscience, le «simple» bien-être est transcendé en bonheur, un sentiment bien plus puissant.

Mais ne pas se rendre compte de la chance que l’on a, ce n’est pas seulement lorsqu’on est un bébé : c’est tout au long de notre vie !

Allez, au boulot les enfants !

Illustration : une belle photo de Frédéric Richet, qui me fait penser à un voyage dans le temps...

lundi 7 novembre 2011

Marc-Aurèle et la noosphère


« Si toutes les âmes demeurent après la mort, comment l’air peut-il les contenir depuis tant de siècles ? Mais je te réponds : Comment la terre peut-elle contenir tous les corps qui y sont enterrés ? Comme les corps, après avoir été quelque temps dans le sein de la terre, se changent et se dissolvent pour faire place à d’autres ; de même les âmes qui se sont retirées dans l’air, après y avoir été un certain terme, se changent, s’écoulent, s’enflamment, et sont reçues dans la raison universelle, et de cette manière elles font place à celles qui leur succèdent. Voilà ce qu’on peut répondre, en supposant que les âmes subsistent après la mort.»

Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, Livre IV, 22.

Pressentiment de la noosphère, et proximité intuitive avec le bouddhisme. Cet auteur me ravira et me bouleversera toujours...

vendredi 4 novembre 2011

Pas de quoi



J'ai entendu l’autre jour dans la rue, alors que j’attendais un ami, et que je m’offrais un petit moment de pleine conscience, yeux et oreilles grand ouverts, cette petite séquence :

«- Merci beaucoup.
- Mais de rien !
- Si, si, merci, quand même !
- Non, vraiment il n’y a pas de quoi…»

À ce moment, j'ai réalisé soudain que je ne dis presque jamais : «il n’y a pas de quoi» ou "de rien" mais plutôt : «avec plaisir».

Mon épouse me dit que c’est parce que je viens du Sud, et que dans le Sud on dit plus volontiers «avec plaisir» que «de rien».

Mais c’est peut-être aussi parce que ça correspond mieux à ce que je pense : ça me fait plaisir d’avoir rendu un service, même minime. Et qu’on m’en remercie me fait également plaisir .

Donc le «pas de quoi» ne me convient pas. Il y a de quoi, au contraire ! Que deux personnes soient contentes, celle qui a donné et celle qui a reçu, il me semble qu'il y a de quoi ressentir un peu de plaisir…

Illustration : "This way ? Thank you very much..." (c'est une photo de Robert Cappa, prise en Sicile en 1943)

jeudi 3 novembre 2011

Papa, il va pleuvoir à quelle heure ?


La vie moderne, c’est un drôle de truc...

L’autre jour, une de mes filles me demande : «Papa, tu as regardé la météo sur Internet ?» (je fais souvent ça pour les prévenir afin qu’elles ne partent pas habillées en dépit du temps qu’il fait ou qu’il va faire).

Je réponds : «Oui, méfie-toi, ils annoncent de la pluie dans l’après-midi, prend un imper ou un parapluie !»

Et elle : « Dans l’après-midi ? OK, mais à quelle heure exactement ?»

Et là, je comprends son problème : à force d’être bercés de bulletins météo de plus en plus précis, nous en sommes maintenant à attendre l’heure exacte de la pluie ou de l’arc-en-ciel. Et à ce moment précis, ma fille veut juste savoir si elle aura le temps d’être revenue du lycée avant la pluie, pour ne pas avoir à prendre d’imperméable (les jeunes détestent les imperméables et les manteaux, et rêvent de toujours aller dans la vie en T-shirt). Elle veut simplement savoir s'il va pleuvoir entre 17h et 18h. Et elle pense que la météo peut lui rendre ce service à la demi-heure près.

C'est drôle cette irrésistible tendance qui nous habite à toujours chercher à réduire toute part d'incertitude dans nos vies...

lllustration : Jour de pluie, par Henri Zerdoun.