lundi 26 mars 2012

Jour de douceur


C’est un jour de douceur, de soleil sans chaleur écrasante. Le quartier est très calme, nous sommes en semaine, en début d’après-midi.

Je marche au milieu de la rue, doucement réjoui et ravi de la paix que je respire tout autour de moi, qui gagne toutes les cellules de mon corps. Me voici devant les grilles d’un jardin ; j’aperçois par derrière une maison, dont les volets sont mi-clos. Le jardin est en déshérence, mais pas abandonné. Massifs de fleurs, arrosoir, outils…

Je m’arrête, un instant arraché à ma légèreté. Je m’approche des grilles. Une pensée étrange, comme une certitude, vient d’arriver à mon esprit : quelqu’un est en train de mourir derrière ces volets. J’entrevois en un éclair l’image une vieille personne alitée, qui termine son existence dans le silence et le secret, derrière ces volets, alors que tout autour la vie explose et la joie se répand.

Je reste là à respirer, à écouter. Tout à coup, mon cœur se met à cogner. Je ne sais pas très bien ce que je vais faire : aller sonner à la porte, partir en courant, me mettre à pleurer ? Je me sens complètement hors du monde, de ce monde simple, lumineux et rassurant dans lequel je me trouvais il y a encore quelques minutes.

Je reste avec ce trouble, il me semble que je ne dois rien faire pour le modifier, il me semble qu’il me murmure des choses très importantes.

Il me murmure qu’autrefois, lorsque de telles pensées m’arrivaient sur la souffrance et la mort alors que j’étais heureux, elles n’étaient que des concepts. Loin de moi. Mais aujourd’hui, ce sont des réalités qui se rapprochent doucement de moi. Lorsque je pense à la mort, j’en perçois l’écho dans mon corps. Je suis désormais plus âgé, donc plus sensible, du moins à cela.

Il murmure aussi de ne pas vouloir chasser ce que je ressens à ce moment, mais au contraire de recueillir cet instant et de le porter en moi. Comme le corps d’un petit animal mort. Ou le souvenir de son corps. Et de sa mort. Sinon, je ne pourrai plus être heureux. Juste aveugle.

Mon cœur s’est arrêté de cogner. Je suis toujours là, debout devant les grilles du jardin. Je respire mieux. Je me sens plus fragile et plus intelligent. Lesté, pour au moins quelque temps, d’une sagesse douloureuse et apaisante. Il me semble avoir fait trois pas au pays des morts, et être maintenant revenu dans celui des vivants, où le soleil brille et où l’air est doux.

Juste heureux d’être en vie.
Gratitude.
Paix.

Je peux repartir maintenant.

Illustration : aller là où l'on ne va jamais.

lundi 5 mars 2012

Le sixième sens


Vous connaissez peut-être cette question malicieuse et profonde de Woody Allen : «L’esprit et le corps sont-ils séparés, et si oui, lequel vaut-il mieux choisir ?». En une pirouette, tout est dit de l’évidence des liens étroits et indissociables entre corps et esprit.

Pour ma part, j’avais longtemps laissé de côté cette dimension corporelle dans ma pratique de psychiatre et de psychothérapeute. Je ne l’avais pas oubliée, puisque je suis médecin, mais négligée, sous-estimée. J’utilisais la relaxation, je prescrivais des explorations biologiques, j’auscultais et j’examinais parfois mes patients, mais c’était plutôt pour que le corps se taise et se fasse oublier, pour qu’il cesse de gêner ou de faire souffrir. C’était une approche médicale et utilitariste. Pour la plupart d’entre nous, médecins, la santé c’est « la vie dans le silence des organes ». Alors, un corps silencieux et qu’on peut oublier représente souvent une sorte d’idéal.

L’apprentissage et la pratique de la méditation m’ont ouvert à un tout autre rapport au corps (le mien et celui de mes patients). Un rapport plus respectueux, plus intelligent, plus écologique en un mot. Comme la nature qui nous entoure, et dont il est d’ailleurs un petit bout, notre corps doit être écouté, protégé, voire choyé.

Dans nos sessions de méditation de pleine conscience, nous rappelons aux participants l’importance de leur corps : la méditation n’est pas tant une pratique de l’esprit qu’une pratique du corps, dont on écoute les échos et les ressentis pour mieux se comprendre, s’apaiser et surtout basculer dans un autre rapport à soi et au monde.

Nous cherchons finalement à les aider à développer en eux un sixième sens. À côté des 5 sens classiques – vue, ouïe, odorat, toucher, goût – nous leur faisons faire de nombreux exercices qui vont les ouvrir à la somatesthésie, cette capacité à ressentir finement nos sensations corporelles.

Ce sixième sens peut nous aider à mieux savourer le présent, quand il nous offre de l’agréable, et à mieux voir que faire de nos douleurs, quand elles surgissent dans nos vies. Nous aider à mieux comprendre nos émotions, à développer notre intuition. Bref, à accroître notre intelligence d’êtres vivants et sensibles.

Illustration : il y a des moments où on se passerait bien de son sixième sens... (détail du Jugement Dernier, de Jérôme Bosch).