lundi 23 décembre 2013

Le petit dernier de 2013



Un tout petit billet pour terminer l'année 2013.

Et un tout petit (mais très grand en fait) cadeau pour Noël, cette phrase de Christian Bobin, dans Ressusciter : « J’ai enlevé beaucoup de choses inutiles de ma vie et Dieu s’est rapproché pour voir ce qui se passait. »

Toutes mes excuses pour le grand calme qui règne actuellement sur PsychoActif (en dehors de l’espace des commentaires, qui reste, lui, joyeusement vivant).

Et tous mes vœux pour de belles fêtes, une belle année 2014, et plein de moments de conscience et de bonheur.

Illustration : l'air de rien, ce renard annonce la venue d'un nouveau livre pour le 23 janvier prochain. C'est une peinture de Leah Palmer, "Felicitous fog", le renard heureux. Merci à Philippe.

mercredi 20 novembre 2013

Tu ne m’avais jamais dit ça



Ça se passe un midi, au déjeuner, avec ma deuxième fille, une émerveillée de la vie. Nous avons décidé de nous faire une omelette. Je lui dis « tiens, tu vas me battre 6 œufs ». Et je la vois s’arrêter et sourire, la boîte d’œufs dans la main, avec l’œil vif de la personne dont le cerveau est en train de monter en régime. Devant mon air interrogatif, elle m’explique :

« - C’est drôle, tu ne m’avais jamais dit ça !
- Comment ça ?
- Ben oui, il y a des phrases que tu me dis souvent, genre : “Lave tes mains avant de passer à table ! N’oublie pas tes clés ! Fais de beaux rêves ! Tu as passé une bonne nuit ? C’était une belle journée aujourd’hui ?“ Mais celle là je ne l’avais jamais entendue, c’est la première fois de ma vie ! »

Et nous éclatons de rire.

Elle a raison et elle a l’esprit en éveil : à nos proches, nous disons et répétons si souvent les mêmes choses ! Qu’ils finissent par ne plus écouter ni entendre. Surtout si nous leur délivrons toujours le même discours (comme souvent les parents avec leurs enfants, tout à leur désir d’éduquer). Ils ne nous écoutent alors plus du tout ! Nous sommes devenus des machines à délivrer des mots prévisibles et inutiles. Puis, par la grâce d’une situation un peu différente, un peu décalée, nos paroles sont nouvelles. C’est cet instant que le cerveau vif et joyeux de ma fille venait de saisir au vol.

Je suis resté longtemps réjoui, ce jour-là, par la fraîcheur de son esprit neuf : puissé-je moi aussi vivre souvent dans la pleine conscience de la vie et de ce que l’on me dit !

Illustration : des tables et des chaises dans la vieille ville de Sommières, dans le Gard, par PRA. Vous aviez déjà vu ça ?

jeudi 24 octobre 2013

Trop heureuse ?



C’est une de mes patientes que j’aime bien et que j’accompagne depuis longtemps. Sa vie n’a pas été facile, mais elle s’est toujours accrochée, a toujours fait ce qu’il fallait pour rester à flot, et s’affranchir des chaînes de son passé. Comme elle est intelligente et motivée et bagarreuse, elle y est arrivée. Et depuis quelques années, ça y est, enfin, il lui semble que sa vie est devenue belle, que la somme de ses bonheurs est régulièrement devenue supérieure à la somme de ses malheurs. Elle se sent heureuse, pas tous les jours, pas tout le temps, mais globalement il lui semble (à juste titre) que sa vie est une vie heureuse.

Mais elle n’y est pas habituée. Nous avons eu beau travailler cela lors de nos discussions, de temps en temps lui remontent des peurs venues du passé : peur que tout cela ne dure pas, et que le temps du malheur revienne. Le sentiment étrange qu’elle ressent est que cela lui soit « repris » : par qui, pourquoi, elle l’ignore, mais c’est ainsi…

L’autre jour, elle était dans son train de banlieue, de retour de son travail, pour retrouver son compagnon, et sa maison (deux grandes nouveautés dans sa vie, qui symbolisent pour elle le fait qu’elle est enfin devenue « normale, comme tout le monde » et qu’elle a droit à une vie de bonheurs simples). Son esprit vagabondait sur ces petites choses qui la rendent heureuse, et tout à coup, poum ! Revoilà la pensée « ça ne va pas durer, ça ne peut pas durer, tu vas le payer, ça va t’être retiré… »

Elle ressent à nouveau ce pincement au cœur et aux tripes, ce malaise indésirable dont elle sait bien qu’il est absurde. Elle commence à respirer, à se rassurer, à se rappeler nos discussions à ce propos, quand tout à coup, l’arrachant au monde virtuel du combat contre ses inquiétudes, résonne la voix du réel, sous la forme de celle du contrôleur SNCF : « Mesdames, Messieurs, bonjour, contrôle des billets s’il vous plaît… »

Mince, alors ! Elle fouille dans ses affaires pour chercher sa carte de transport. Mince ! Elle n’a pas pris son sac habituel, et la carte est restée à la maison… Malgré ses explications, la voilà verbalisée et délestée de 45 euros. Dura lex, sed lex !

Et là, bizarrement, elle est comme soulagée. Un peu agacée par l’intransigeance des contrôleurs, mais surtout soulagée : « Voilà, tu avais peur de trop de bonheur, et vois ce qui t’arrive ! Ne t’inquiète pas, la vie se chargera de te faire payer ton loyer, comme maintenant. Tu n’as pas à redouter de grandes catastrophes, mais juste à prévoir de petits tracas, comme celui-là. Ton bonheur te sera peut-être retiré un jour, comme il peut être retiré à tout humain. Mais en attendant, profite. Et prépare ta petite monnaie pour les loyers de l’adversité ! »

Au lieu de redouter de perdre notre bonheur, savourons-le ; et gonflons-nous de sa force pour traverser avec le sourire nos petits tourments ! Et les grands, avec tout le courage et l'espoir possibles...

Illustration : le bonheur, c'est impossible !

lundi 30 septembre 2013

L’étrange monsieur qui ne faisait rien du tout



Ça se passe dans un train, au retour d’une conférence.

De l’autre côté du couloir, il y a un monsieur qui a un comportement bizarre. Depuis le départ de la gare, il m’intrigue. Je le surveille du coin de l’œil, pour voir s’il arrête et se met à faire comme tout le monde, mais non, il continue son comportement bizarre. Tous les autres passagers font des choses : la plupart regardent leurs écrans, quelques uns parlent au téléphone, certains dorment. Et lui, il ne fait rien.

J’ai mis un moment à comprendre d’où venait mon trouble en l’observant, car il avait l’air tout à fait normal par ailleurs, son regard, ses vêtements, tout ça n’avait rien de bizarre. Mais c’était ça le truc : il ne faisait rien.

Tantôt il regardait par la fenêtre, tantôt il regardait les gens qui montaient dans le wagon ou se déplaçaient ; je précise qu’il les regardait de façon adaptée, sans insistance excessive, mais avec l’air intéressé du biologiste qui observe les allées et venues d’animaux de son espèce préférée, avec attention et discrétion.

Un peu comme j’étais en train moi-même de l’observer, comme une espèce menacée d’extinction : quelqu’un qui ne fait rien ! Rien que regarder le monde bouger tout autour de lui…

Moi qui étais prêt à l’imaginer un peu fou, je le considère désormais comme un sage. Mon esprit vagabonde un instant sur cette expérience étrange : trouver un humain bizarre juste parce qu’il ne fait rien.

Quelles drôles de vies que les nôtres ! Et quelle drôle de société ! À un moment, il est à deux doigts de me décevoir : après une heure de parcours, il sort un téléphone portable, qu’il commence à pianoter. Je le surveille avec sévérité, me disant que je lui ai tressé des lauriers trop vite. Mais non, il se contente d’y jeter un œil distrait, puis il le remet en poche, et continue sa contemplation des belles campagnes qui défilent par les fenêtres, et que personne ne regarde.

Du coup, je me mets à les regarder moi aussi, et ça me fait du bien de lâcher un peu l’écran de mon ordinateur, et tous mes écrits à rédiger vite vite car je suis en retard pour les rendre. Ce n’est qu’urgent. L’important est là, sous mes yeux, et ceux du bizarre monsieur : la vie, dans ce wagon et dans les paysages qui défilent…

Illustration : une vache de Dubuffet, qui ne fait rien du tout non plus, mais qui est très très belle.

PS : merci pour tous vos commentaires qui continuent de faire vivre le blog malgré l'espacement des billets. Par contre, je suis désolé de ne pouvoir répondre à vos questions, mais le temps me manque.

lundi 16 septembre 2013

Nouveau site !



Bonjour tout le monde, j'espère que vous avez passé un bel été et que ce début d'automne vous réjouit d'une manière ou d'une autre (en cherchant bien, on trouve toujours dans nos vies quelque chose pour se réjouir).

Je suis heureux de vous annoncer que mon site vient d'être remis à neuf, vous pouvez aller jeter un coup d'oeil et me donner votre avis.

L'évolution était nécessaire car l'ancien site fonctionnait sous Flash Player, et de ce fait était illisible sur les i-pad et i-phone, à cause de la stupide guégerre entre Mac et Adobe (m'ont expliqué mes amis informaticiens).

Vous avez remarqué que le rythme des billets de PsychoActif était bien ralenti, et le restera jusqu'en janvier 2014, car je suis en train de travailler aux finitions de mon prochain livre. En plus de tout le reste. Moins de temps donc pour alimenter le blog, mais il y a aura quelques billets tout de même !

Portez-vous bien.


lundi 1 juillet 2013

Dormition estivale de PsychoActif



Le vieux terme de dormition était utilisé jadis pour désigner la mort confortable des saints et des pieux, un doux endormissement et une montée en direct vers le Paradis. Dans les légendes médiévales, le terme désigne l’état de léthargie surnaturelle dans lequel se trouve le roi Arthur, mortellement blessé à la bataille de Camlann et porté dans l’île d’Avalon : Arthur n’est pas mort, mais en dormition, et se réveillera un jour…

Eh bien, PsychoActif va entrer en dormition. Pas d'odeur de sainteté, ni d'héroïsme remarquable, juste le goût de l'été et des vacances, qui se fait de plus en plus sentir. Et aussi un petit besoin de recul ; et de temps, et d'énergie pour travailler à mon prochain livre.

Merci pour tout, à nouveau : les avis, les éclairages, les encouragements, les critiques, les coups de gueule et les cris de joie. J’ai bien aimé cette nouvelle saison de PsychoActif.

Mais je vais bien aimer aussi m’arrêter, me mettre en retrait, histoire de renouveler mon inspiration et ma motivation. Le temps de méditer, de souffler, de prendre soin de mes proches et de moi-même. Le temps de contempler un peu mieux la vie, la mort, la nature et les nuages. Le temps de délicieusement sentir passer les saisons, une fois de plus.

À bientôt, donc. Je ne sais pas très bien moi même à quand, mais je sais que PsychoActif sortira de sa dormition, cet automne, cet hiver, au printemps prochain, joyeux et vigoureux !

Et avant de nous quitter, une petite dernière pour la route...

Elle émane de ma deuxième fille, à qui je demandais par SMS à quelle heure elle comptait rentrer à la maison (avant ou après dîner). Et à mon message : «tu es où ?», elle me répondit avec malice et intelligence : «je suis dans le Monde, baby !»

Portez-vous bien, dans ce beau et vaste et passionnant Monde...

Illustration : le château de Larra, près de Toulouse, en dormition sous la neige (photographie de Frédéric Richet).

lundi 24 juin 2013

Être pris au mot



La scène se passe il y a quelques semaines lors d’une de mes consultations à Sainte-Anne.

Je reçois une patiente que je connais depuis longtemps, elle-même médecin, avec des problèmes compliqués, et une personnalité compliquée elle aussi. Elle m’a demandé un rendez-vous en urgence car ses soucis connaissaient hélas un rebond.

À la fin de la consultation, réconfortée et consolée (enfin, il me semble) elle sort de son sac un cadeau bien empaqueté : « c’est pour vous remercier de bien vous occuper de moi et de m’avoir prise en urgence, je sais que vous avez plein de boulot. »

En tant que médecins, nous recevons de temps en temps des cadeaux de nos patients. Cela nous procure à la fois du plaisir, évidemment (parce que c’est un cadeau et une reconnaissance de nos efforts) et à la fois de la gêne (nous n’avons fait que notre travail).

Quand je reçois un cadeau, je ressens tout ça, et je remercie en exprimant surtout mon plaisir (« c’est très gentil, etc. »).

Mais ce jour-là, je ne sais pas pourquoi, je dis : « merci beaucoup, mais il ne fallait pas… »

Et comme ma patiente est un peu spéciale dans sa relation aux autres (même si ça ne l’a jamais vraiment gênée dans son travail de médecin), comme elle n’est pas passionnée par les décodages sociaux et messages à double sens, je vois son visage devenir perplexe.

Elle vérifie mes propos : « Ça vous gêne que je vous fasse un cadeau ? »
Moi : « Ben, oui, un peu. Je vous soigne avec plaisir, vous allez mieux, c’est ça mon cadeau. »
Elle : « Parce que si ça vous gêne, je ne veux pas vous ennuyer avec mon cadeau. »

Elle ne sait plus trop quoi faire de son paquet qu’elle hésite encore à sortir complètement de son sac, déconcertée.

Là, je me sens un peu bête : maintenant qu’elle m’a amené ce cadeau, qu’elle l’a choisi pour moi, bien sûr qu’en vrai ça me fait plaisir. Ce n’est pas grave qu’elle le reprenne, ça ne me manquera pas, mais je ne peux pas refuser un cadeau, la laisser repartir avec sa boîte ; ce serait un drôle de message, ce ne serait ni gentil ni respectueux.

Alors je lui dis : « Non, ça me fait très plaisir que vous ayez pensé à moi et que vous m’ayez amené ce cadeau, c’est très gentil de votre part. » Et je laisse tomber les explications sur le pourquoi du comment de la gêne, je me concentre sur l’essentiel.

Soulagée, elle sourit, me tend le paquet, et nous passons à autre chose pendant que je la raccompagne à la porte en bavardant.

Bonne leçon. Après coup, je me suis demandé si elle ne me l’avait pas délibérément donnée, avec plus de malice que je ne l’imagine (du genre « je vais piéger mon psy et le prendre au mot, histoire de rire un peu »). Je ne le crois pas, ce n’est pas du tout son genre. Mais allez savoir…

En tout cas, pour moi, c’est clair quand on m’offrira à nouveau un cadeau, je ne dirai plus : « il ne fallait pas » !

Juste : "merci beaucoup, c'est très très gentil et ça me fait très plaisir ! "

Illustration : 5 fillettes qui ont simplement dit "merci", sans se demander s'il "ne fallait pas"...


lundi 17 juin 2013

Tristesse de papa



J’ai reçu un jour une belle lettre d’un lecteur qui me racontait une petite scène de famille qui avait provoqué chez lui un bouleversement silencieux et invisible.

Lors d’un repas du soir avec ses enfants, son fils de 2 ans lui demande de rajouter du sel dans son assiette. Comme il estime (à juste titre) que le plat était assez salé et que les enfants mangent trop salé et trop sucré, il fait semblant de rajouter du sel dans en mettre vraiment. Son fils ne remarque rien, et se régale du plat qu’il pense salé par Papa, à qui il adresse un grand sourire.

Et mon lecteur me dit avoir ressenti à ce moment précis une " profonde tristesse », liée au sentiment obscur mais bouleversant d’avoir bafoué la confiance de son fils. Il essaye d’en parler un peu plus tard à son épouse, mais celle-ci ne voit pas pourquoi il accorde autant d’importance à un événement si bénin.

J’aime ce récit, j’aime ces états d’âme, je pense qu’ils contiennent toute la vérité et la difficulté de notre humanité : nous avons la faiblesse du mensonge et l’intelligence de la culpabilité, la conscience de nos erreurs et de nos fautes, même minimes, même bénignes.

À ce stade, la tristesse que ressent mon lecteur, sa culpabilité, sont une bénédiction, une marque de sensibilité, un souci de vérité. C’est au stade suivant que tout va se jouer : que va-t-il en faire ?

S’il s’embarque dans des ruminations sur son incompétence paternelle, l’occasion de progresser se transforme en occasion de se maltraiter et de s’attrister plus encore.

Mais s’il accueille sa tristesse comme une amie qui vient lui dire avec tendresse : « c’est toi qui es dans le vrai, toi qui a raison ; ce qui vient de se passer avec ton fils n’est pas banal ; ce n’est pas grave, mais ce n’est pas banal ; alors prends le temps, le temps de ressentir, le temps de réfléchir, respire avec tout ça ; respire et souris ; puis, plus tard, tu songeras à ce que tu diras à ton fils la prochaine fois ; en attendant, accepte ce qui a eu lieu, accepte ce que tu as fait : tu l’as fait par amour, même si tu as été maladroit, même si c’était – peut-être – inadéquat, même s’il y a sans doute d’autres manières de faire ; c’est comme ça, ne l’oublie pas mais ne te maltraite pas ; tu as fait ce que tu as pu, de ton mieux, à cet instant ; et grâce à cet instant, que tu acceptes, tu vas doucement changer ; et la prochaine fois, tu feras encore de ton mieux ; et peut-être que ce mieux sera vraiment mieux ; ou peut-être pas ; alors tu souriras, tu respireras, et tu laisseras, comme maintenant, tes états d'âme se poser en toi, et tu les écouteras un moment.», oui, s’il laisse sa sensibilité faire tout ce chemin, alors tout est bien. Tout est bien…

Illustration : un papa et son fiston, quelque part dans le Monde (Arménie, 1972 : que sont-ils devenus ?) par Henri Cartier-Bresson.

lundi 10 juin 2013

États d’âme à l’hôpital



Je participais il y a quelque temps à une émission de radio sur la compassion, avec un ami prêtre et un autre philosophe.

À un moment, la conversation arrive sur mon travail à l’hôpital, et la nécessité de la compassion dans le soin. Et tout à coup, allez savoir pourquoi, je pense à mes états d’âme du matin et du soir, les jours où je travaille à l’hôpital. Et je prends tout à coup conscience de leur différence : discrètement soucieux le matin, pleinement heureux le soir.

En fait, je ne me souviens pas de m’être rendu un seul jour à l’hôpital le cœur absolument léger, avec des états d’âme joyeux.

Même les jours de beau temps, les jours de bonne forme, il y a toujours un très léger pincement, une très légère tension en moi (que je n’éprouve pas les matins de jours où je ne travaille qu’à de l’écriture ou de l’enseignement).

Pourtant j’aime mon travail, et je m’y rends avec intérêt. Et si c’était à refaire, je choisirai toujours de pratiquer la psychiatrie.

Mais, comme tous les métiers de soignants, ce n’est pas un métier anodin. C’est un métier où nous allons, tous les matins, à la rencontre de la souffrance. Comment le faire le cœur léger ? Je veux dire totalement léger, comme lorsqu’on va se promener dans les bois ? Notre esprit oublie parfois cela, parce qu'il y a d'autres choses dans notre métier : des réunions, des formations, des paperasses à remplir, etc. Mais notre corps lui ne l'oublie pas, et nous rappelle que nous avons rendez-vous avec la souffrance chaque fois que nous partons travailler.

Jeune psychiatre, je me souviens qu’il y avait aussi, dans ces états d’âme légèrement douloureux de l’avant-pratique, dans ces ressentis du matin, un peu d’appréhension : « serai-je à la hauteur ? saurai-je faire face aux problèmes que vont m’amener mes patients ? » Ces interrogations sont toujours là aujourd’hui, mais elles ne me serrent plus le cœur : si elles m’arrivent, je me dis simplement que je ferai de mon mieux, que je donnerai de l’attention, de la compassion, et les meilleurs conseils possibles ; et que je ne peux guère faire plus.

Et le soir ?

Le soir, c'est simple : depuis le début, presque pas un jour à l’hôpital dont je ne sois ressorti heureux, d'une sorte de bonheur grave et lucide (sauf les jours de grande tristesse, lorsqu’il était arrivé quelque chose de grave à un patient, ou lorsque j’avais entendu des histoires terribles).

Et ce bonheur n’est pas dû au soulagement (« ouf, c’est fini ») ou à la satisfaction (« j’ai bien fait mon travail »). Non, tout cela est peut-être présent, mais il n’y a pas que ça. Je vois la différence, là encore, entre ces états d’âme agréables des journées où j’ai bien travaillé, mais sans soigner (à écrire ou à enseigner) et ceux des journées de médecin.

Ces états d’âme-là, ils prennent leurs racines bien plus profond ; justement, je crois, dans la compassion, dans le fait d’avoir donné, de son mieux, de l’attention, de l’écoute, de l’affection, de la bienveillance. Tous les travaux de psychologie positive nous le rappellent : donner, c’est recevoir. Ce que j'ai essayé de donner à mes patients, que j'ai anticipé avec un peu d'appréhension, m'est revenu au centuple.

Je ne vois pas d’autre explication à mes états d’âme apaisés du soir, lorsque je reviens de Sainte-Anne sur mon vélo, en regardant le ciel et la Seine, et en laissant défiler à mon esprit les visages des patients de la journée.

Illustration : quelques remèdes pour les états d'âme des psychiatres, sur une étagère, à la pharmacie de l'hôpital... (en vrai, des petits flacons ramenés du Japon).

lundi 3 juin 2013

Vu et vécu dans la rue (et ailleurs)



Marcher en ouvrant ses yeux et ses oreilles est en général passionnant.

Voici quelques bribes vues et entendues ces derniers temps…

Tout le monde peste après ce printemps 2013, étiqueté « pourri ». Ce déluge de pluie et de fraîcheur rend les sous-bois magnifiques : je me suis plusieurs fois promené en forêt durant ce mois de mai, et malgré l’absence de soleil, j’ai été à chaque fois bouleversé par ce que j’ai vu et reniflé. Impression de déambuler dans une cathédrale de verdure, de marcher entre des flots de buissons, de contempler l’armée des herbes montant à l’assaut. Jamais la nature ne m’a semblée aussi heureuse.

Un matin dans la rue, une maman un peu pressée emmène ses enfants, un bébé dans une poussette, et un petit garçon de 4 ou 5 ans, vers crèche et maternelle. Je marche derrière eux, et leur dialogue m’arrive aux oreilles (je ralentis aussitôt pour en savourer un morceau) :
Maman : On ne dit pas coubelle mais poubelle !
Petit garçon : Coubelle ???
Maman : Non, ppppou-belle ! POUbelle ! Avec un P comme Papa !
Petit garçon (très étonné) : Comme Papa ?!?
Maman (qui n’a pas vu le problème) : Oui, PPPoubelle, comme PPPapa. Avec un P.
Petit garçon : Ah non, pas coubelle Papa ! Pas coubelle !

La suite m’échappe, je n’ose pas trop insister dans ma filature indiscrète. Mais je comprends l’indignation de ce petit garçon : comparer son papa à une poubelle, tout de même ! (ou vouloir le mettre dedans, encore pire...).

Un autre jour, toujours dans la rue, un monsieur très pauvrement vêtu, presque comme un SDF, lit attentivement les annonces d’une vitrine d’agence immobilière.
Compassion et tristesse montent en moi : que peut-il penser et éprouver à cet instant, lui qui semble ne jamais pouvoir acheter ou louer quoi que ce soit dans ce magasin ?
Mais aussitôt d’autres scénarios m’arrivent : peut-être est-il très riche, bien plus que vous et moi, et ne s’habille comme ça que parce que c’est un original ? Peut-être qu’il veut vendre un des ses nombreux biens immobiliers ? Ou qu’il regarde juste les prix pour en louer un ?
Ou peut-être n’est-il pas riche du tout, mais qu’il s’en fiche, et qu’il ne ressent à cet instant ni détresse ni envie. Juste de la curiosité : « combien les gens sont-ils prêts à payer pour posséder un appartement ou une maison ? combien de leur liberté sont-ils prêts à céder pour s’endetter sur des années ? je n’aimerais pas être à leur place ! »
C’est peut-être ça qu’il est en train de se dire… Peut-être que je ne devrais pas ressentir de la compassion mais de l’admiration pour lui. Je continue mes cogitations, et arrivé tout au bout de la rue, je me retourne : il est toujours devant la vitrine, très intéressé. Je le quitte à contrecœur, en le laissant à son mystère…

Et vous, qu’avez-vous vu de beau ces temps-ci ? Du moins sur la Terre, puisqu’au ciel, récemment, ce n’était pas souvent la joie…

Illustration : la mention "Jetez votre chien" sur un distributeur de sacs à crottes. Cette dernière petite chose "vue dans la rue", m'a fait éclater de rire (désolé pour les amis des chiens, mais je suppose que celui ou celle qui a écrit ça en avait marre de marcher dans les cacas canins des trottoirs...).

lundi 27 mai 2013

Pas poli



Ça se passe un dimanche matin, je conduis un ami venu de l’étranger chez d’autres amis, à l’autre bout de Paris. Il pleut des cordes, nous avons emprunté une voiture. En chemin, nous avons bavardé tranquillement de la vie, c’était un instant très agréable.

Arrivé dans la petite rue étroite où je dois le déposer, nous tombons sur un véhicule qui bloque la voie, coffre ouvert, feux de détresse allumés, apparemment quelqu’un qui décharge des valises ou des paquets.

Comme nous avons le temps, je m’arrête moi aussi au milieu de la rue, et nous continuons de bavarder tranquillement. Et assez longtemps ; facilement 5 bonnes minutes. Comme c’est un dimanche matin, personne d’autre n’arrive derrière nous, la rue est tranquille.

Au bout d’un long long moment, le propriétaire de la voiture arrêtée sort de l’immeuble, et là, il y a un souci !

Le type passe à côté de nous, nous toise, et continue vers sa voiture, démarre tranquillement et s’en va.

Pas de sourire, pas de petit salut, pas de merci.

Rien.

Que dalle !

Je sais bien qu’il ne faut pas donner avec l’attente de recevoir, et tout ça. Mais quand même, le truc m’agace sévère. Je le dis à mon copain : « Tu as vu ce type ! Il est gonflé quand même. Il nous fait poireauter 10 mn (la colère me fait multiplier le temps par 2), on ne klaxonne pas, rien, on reste cools, et il ne nous dit même pas merci ! »

Mon copain opine du chef, mais il est moins agacé que moi ; plus sage sans doute, simple passager, pensant plutôt à son rendez-vous avec les amis, il ne considère pas ce non-merci comme un événement significatif.

Bon, de toute façon nous avons autre chose à faire que nous agacer, je redémarre, nous arrivons au bout de la rue, je dépose mon copain, on s’embrasse et je repars.

Sur le chemin du retour, je repense à mon agacement. Évidemment, ce n’est pas l’attente qui m’a irrité, c’est la non-reconnaissance : je me suis senti frustré de ne pas avoir eu un tout petit signe, sinon de remerciement, du moins d’excuse.

Et puis, en fait, j’ai l’impression que cette histoire va plus loin que mon petit ego vexouillé : cette absence de geste amical représente pour moi, à cet instant, une rupture de l’harmonie du monde, et une menace sur cette même harmonie.

Rupture de l’harmonie que j’éprouvais en bavardant avec mon copain. Elle avait réactivé en moi la croyance et l'espérance que tous les humains pouvaient être des copains, conscients de pouvoir gêner, mais capables alors de s'excuser ou de remercier. J’avais oublié la psychodiversité : il existe des malpolis égoïstes. Et les mystères de chaque destinée, qui se cachent derrière l’apparence parfois trompeuse des comportements : peut-être le type venait-il de vivre des moments difficiles, et en voulait à la terre entière, peut-être avait-il été élevé comme ça par ses parents, dans la négligence ou le mépris d’autrui…

Je repense alors à tous les petits gestes de reconnaissance mutuelle si importants pour vivre en bonne entente. Par exemple, pour rester dans le contexte, tous les petits gestes que l’on se fait sur la route : le piéton qui remercie la voiture d’avoir freiné pour le laisser passer au passage clouté sans feu ; il n’est pas obligé de le faire, mais s’il le fait, il encourage l’automobiliste à recommencer. Le motard qui remercie le conducteur de voiture de s’être écarté pour le laisser passer. Etc.

Toute l’importance de cette trame légère et presque invisible de micro-gestes de reconnaissance me saute alors aux yeux. Son absence est dangereuse : elle pousse à confondre l’indifférence ou l’impolitesse avec le mépris. Et à se sentir en colère ou négligé, là où on devrait se sentir étonné ou attristé.

Et je me calme tout doucement, je conduis en écoutant tous les bruits de la route sous la pluie, je repense à mon ami, et je me dis que c’est la vie. Que ce n’est pas grave. Que j’aurais pu aller parler calmement au bonhomme, mais que c’est trop tard. Pas grave, pas grave...

Et je sais ce qu’il me reste à faire : continuer moi-même de rester attentif ce constant travail de lien, petits mercis, petits bonjours, et tout ça. À la place de tous ceux qui ne le font pas. Et peut-être qu’eux, les malpolis et les goujats (en tout cas ceux qui ressemblent à ça selon mes critères) peut-être qu’ils font par ailleurs des choses aussi importantes que je ne sais pas faire, que je ne vois même pas.

La pluie m’accompagne de ses picotements chantants. La vie est vraiment un truc très intéressant. J’espère qu’il m’en reste encore un bon bout à traverser : je me régale ici-bas.

Illustration : Concert de gargouilles désolées par quelque incivilité (photo prise par Frédéric Richet lors de la nuit des musées, aux Augustins de Toulouse).

mardi 21 mai 2013

Rugby et instant présent



Ce samedi 18 mai 2013, le club de Toulon a gagné la coupe d’Europe de rugby, en battant Clermont-Ferrand, un autre club français (nos clubs sont très forts cette année). La victoire ne s’est jouée qu’à un petit point, 16 à 15. Mais c’est la manière qui a été très intéressante.

De l’avis de la plupart des experts (et c'est aussi ce que montra tout le début du match) l’équipe de Clermont-Ferrand était supérieure à celle de Toulon en termes de qualité de jeu. Aussi, après une première mi-temps très serrée, terminée sur le score de 3 à 3, quand la seconde mi-temps commença, les clermontois se mirent à accélérer, ils passèrent 2 essais en 6 minutes, et menaient 15 points à 6 peu après le retour sur le terrain. À ce niveau de compétition, c’est en général un avantage décisif, surtout en raison de la supériorité manifeste des joueurs de Clermont jusqu'alors.

Mais c’est justement à ce moment précis qu’ils perdirent le match.

A ce moment précis, alors que les 2 essais viennent d’être encaissés par son équipe, le capitaine de Toulon, Jonathan Peter Wilkinson (alias Jonny) réunit ses joueurs sous les poteaux, et leur parle. Il leur dit des choses très simples. Tirées de son expérience énorme de joueur (il a été champion du Monde en 2003 avec l’Angleterre) et de son expérience de méditant (il pratique la pleine conscience depuis des années).

Il pratique la pleine conscience depuis justement cette année 2003, qui fut celle de sa consécration et de sa plus grande gloire : sacré meilleur joueur du monde, anobli par la reine d’Angleterre. A la suite de tous ces tourbillons, Wilkinson connut des années difficiles, blessures du corps et questionnements existentiels. C’est là qu’il eut besoin de la méditation. Il s’y mit avec la même rigueur qu’au rugby (Wilkinson est connu pour être un grand travailleur, qui arrive toujours le premier aux entraînements, et en repart toujours le dernier).

Bref, Wilkinson, à ce moment du match où son équipe vient d’encaisser 2 essais en 6 minutes, sent qu’il faut resserrer les boulons du mental. Alors il parle simplement à ses joueurs de l’instant présent : « Il faut juste se concentrer sur la prochaine action, sur le prochain boulot que chacun doit faire, minute par minute. Insistez sur les choses simples. Ne perdez pas confiance. » (entretien accordé au journal L’Équipe).

Et là, tout doucement, Toulon commence à reprendre espoir, malgré le retard. Ses joueurs sont à 100% dans le match, sur chaque placage, sur chaque passe, sur chaque action. Alors que les joueurs de Montferrand n’y sont plus tout à fait à 100% : des petits bouts de victoire commencent à leur occuper l’esprit. Ils jouent toujours aussi bien, mais ne font plus les bons choix tactiques et stratégiques. Jusqu’à commettre une série d'erreurs, à l’issue desquelles Toulon marque un essai, que Wilkinson transforme : son équipe est repassée devant, et y restera jusqu’à la fin du match, absolument concentrée, seconde après seconde.

Les joueurs de Clermont-Ferrand eux aussi se sont reconcentrés sur le match, au lieu de se voir déjà brandissant la Coupe. Mais c’est trop tard, ils ont perdu le titre. Pour un tout petit point, le point de la pleine conscience.

Méditer, ce n’est pas se couper du monde, mais intensifier sa présence au monde.

Jonny l’a compris, et l’a transmis.

Et Toulon a gagné, grâce à lui, la première Coupe d’Europe de son histoire.

Illustration : ne vous fiez pas aux apparences, c'est la photo d'un maître de pleine conscience.

PS : Toulon, qui a toute mon estime, joue vendredi prochain contre mon cher Stade Toulousain, en demi-finale du championnat de France (là, je viens de vous parler du championnat d'Europe). J'espère que Jonny et son équipe ne seront pas à 100% dans le match. Ou que Toulouse y sera à 200%...

lundi 29 avril 2013

Un peu de silence



PsychoActif part en vacances et vous propose un peu de silence.

Nos états d'âme entrecroisés reprendront ici-même, et si Dieu le veut, le mardi 21 mai.

D'ici là, profitons bien du printemps : sous le soleil ou sous la pluie, les fleurs poussent et les oiseaux chantent.

Prenons chaque jour le temps de les admirer et de nous réjouir avec eux.

Illustration : portrait de l'auteur en perroquet qui parle trop, et a décidé de se taire pour quelque temps...

lundi 22 avril 2013

Compassion et chanson



Ça m’est arrivé l’autre jour, dans le train, en revenant d’une conférence. Un peu fatigué, j’écoutais de la musique dans mon casque, en regardant défiler le paysage. J’écoutais des chansons de Francis Cabrel, que j’adore. Des chansons de son dernier album, des adaptations de Bob Dylan : personne ne chante mieux que lui Dylan en français, dans l’esprit et le phrasé. Mais j'écoutais aussi de ses vieilles chansons.

Et tout à coup, celle-ci : Elle dort.

Ouille ! En 30 secondes, je commence à renifler, puis à pleurer. Si vous ne la connaissez pas, écoutez-la avant de continuer : c’est l’histoire très simple d’une femme paralysée qui rêve qu’elle marche et qu’elle danse.

Je ne sais pas si c’était lié au mélange de fatigue et de bonheur (la conférence s’était bien passé, humainement et pédagogiquement, il me semblait avoir été utile et avoir partagé avec le public de belles émotions) mais tout à coup, une énorme vague de compassion s’écrase sur moi.

Je tourne la tête vers la fenêtre, pour que les larmes s’écoulent discrètement, je commence même à remuer les yeux de droite à gauche, comme en EMDR, pour accélérer leur disparition.

Puis je comprends que je suis en train de me comporter comme un idiot (ça m’arrive souvent avec mes émotions). En train d’assassiner une expérience émotionnelle, alors que rien ne m’y oblige : je suis au calme, j’ai du temps, et c’est une expérience importante. Une expérience de compassion.

Une irruption de compassion dans mon petit confort de conférencier content d’avoir bien fait son boulot, bien parlé, bien rendu service. Bien sur les rails de sa vie. Et le voilà rattrapé par la souffrance d'autres que lui. Par la grâce d’une chanson simple et sans pathos, qui ne dit presque rien, à part ceci : des millions d’humains sont malheureux de ne pas pouvoir marcher. Et toi, tu marches. Tranquillement, tout le temps, tu marches, tu cours, tu sautes. Sans même y penser. Pense à eux, ou plutôt, non, ne pense pas à eux : ressens de la compassion pour eux, dans ton cœur, dans ton corps, pas seulement avec ta cervelle rationnelle. La vraie compassion, pas la pensée distraite de surface.

Du coup, ça n’arrange pas l’histoire des larmes. Les sanglots commencent à monter. Je cache un peu mon visage de ma main pour continuer de pleurer. Je laisse filer les larmes face aux champs et aux bois qui défilent. Je renifle le plus doucement possible, je sors un mouchoir de ma poche. Je ne cherche plus à freiner le mouvement, je laisse la compassion prendre toute la place qu’elle veut. Je laisse sa vague monter, me secouer, me recouvrir. Je respire et je regarde la nature qui me chuchote : tout est bien, ne te débat pas, laisse tout advenir. En ce moment de ta vie, tout ce qui là est à sa juste place, ne te dérobe pas. Laisse toi remuer et envahir par la compassion. Laisse-la te marquer de son empreinte la plus profonde. Laisse-la t’endolorir et te réjouir : à cet instant où tu sanglotes, cet instant où tu te sens un gros nigaud renifleur, tu éprouves simplement une expérience d’humanité et de fraternité. Reste avec ça, respire avec ça.

Puis, quand tout cela se retirera doucement de toi, n’oublie pas.

Quand les larmes ne couleront plus, quand tu te remettras à respirer normalement, n’oublie pas. À ce moment, tu feras marcher ton cerveau. Tout sera plus clair, tu réfléchiras, tu agiras, tu décideras que faire. Tu n’oublieras pas, jamais, ces longues minutes où tu t’es noyé dans la compassion grâce à une chanson de Francis Cabrel.
Et tu repenseras à tout ce que tu fais déjà, et que tu continueras : ne plus rouspéter quand tu cherches une place en voiture et que tu vois que les seules places libres sont les places pour handicapés, inoccupées (j'ai honte d'avouer qu'autrefois, il m'arrivait de rouspéter pour ça ; honte rétrospective...). Ne plus jamais garer ton scooter sur un trottoir s’il est sur un passage où un aveugle pourrait se cogner (je l'ai vécu : plus jamais ça). Et tu penseras à tout ce que tu pourrais faire en plus : être prêt à aider davantage les personnes handicapées dès que tu en croises une, à leur parler davantage, leur sourire, à donner plus d’argent aux associations qui les soutiennent. Cherche encore un peu : il doit y avoir d’autres gestes…


PS : pour celles et ceux qui trouveraient la vidéo de la chanson trop kitsch (ce n'est pas mon cas : pour moi elle est kitsch, mais pas "trop"), voici une version en concert.

Illustration : photographie de Frédéric Richet : après le passage d'un mariage, sur les pavés du Donjon du Capitole, à Toulouse.

lundi 15 avril 2013

Optimisme en action



L’optimisme ne se résume pas à un état d’esprit, il est aussi une manière d’agir et de réagir. On pourrait le définir comme une aptitude mentale avec des conséquences comportementales. L’aptitude mentale : face à un problème, supposer que des solutions existent, venant de nous, des autres ou de la providence (c’est-à-dire de l’avancement naturel de la situation autour du problème). Les conséquences comportementales : agir pour que ces solutions soient facilitées.

Je participais récemment à un colloque organisé par le Nouvel Observateur à propos des crises contemporaines. Ça s’appelait : "Quelles raisons d’espérer ?" Et j’étais invité pour discuter lors d'une table ronde intitulée, elle : "Comment lutter contre la morosité ?" J’avais rencontré dans le train pour Nantes un autre des invités à cette table ronde, mon copain Philippe Gabilliet, plutôt spécialiste du management, mais grand promoteur de l’optimisme en entreprise.

Juste descendus du TGV, nous étions en train de bavarder dans le couloir souterrain qui nous amenait dans le hall de la gare, quand je m’aperçois tout à coup qu’il continue de me parler sans y être vraiment, fouillant discrètement dans son sac.
« - Tu as perdu un truc Philippe ?
- Oui, mon écharpe, je crois que je l’ai oubliée dans le train… »

Ouille, pas très bon plan quand le train est un TGV qui continue sa route vers je ne sais où ! Je lui propose, sans trop y croire moi-même, de tenter sa chance et de retourner vite voir si le train est toujours à quai ou s’il est reparti. « Tu as raison, me dit-il, il faut toujours essayer ! » et il fonce à contre-sens dans le flot des voyageurs pendant que je garde son sac.

En l’attendant, je me dis que ses chances sont un peu maigres. Mais quand même, nous venons pour parler de l’optimisme : il ne manquerait plus que nous nous comportions comme des pessimistes en nous résignant sans bouger à la disparition de l’écharpe !

Au bout de quelques minutes, le couloir est presque vide, et il n’est toujours pas revenu. Du coup, je change de crainte : je ne redoute plus pour lui que le TGV soit déjà reparti avant même qu’il n’ait pu récupérer l’écharpe, mais qu’il soit reparti avec lui dedans…

Mais non, le voilà, tout sourire avec sa belle écharpe rouge récupérée in extremis !

Ça me fait plaisir pour lui, et pour mes théories : l’optimisme, c’est préférer essayer que se résigner. Et parfois ça marche. J’adore le vérifier dans la vraie vie, à propos de petits moments de rien du tout…

Illustration : une belle photo, qui m'a été adressée par une internaute du Jura, dont j'ai oublié de noter le prénom pour pouvoir la remercier ici. Si elle me lit : merci encore ! À chaque fois que je la regarde, elle me fait chaud au coeur et me rappelle de magnifiques ballades au Pays Basque.

lundi 8 avril 2013

Méditation à trois voix



Il y a quelques jours, j’étais invité à Poitiers par Patrice Gourrier, prêtre et méditant chrétien, pour une soirée consacrée à la méditation, en compagnie de Gelongma Davina, nonne bouddhiste. Cela se passait dans la belle église Saint-Porchaire.

Chacun de nous parla de sa pratique.

Puis nous proposâmes en fin de soirée une méditation à trois voix improvisée (nous en avions parlé juste avant la rencontre).

J’avais la partie la plus facile, en commençant : nous amener tous à prendre conscience de notre présence ici et maintenant, au travers de notre corps et du discret bain sonore tout autour de nous, avec douceur et sans autre attente qu’ouvrir notre conscience à la vie palpitant en nous et autour de nous.

Dans la foulée, Patrice Gourrier nous fit travailler sur le souffle, à sa manière de prêtre chrétien : prendre conscience de notre souffle, et à travers lui de la présence du divin en nous. La Bible nous rappelle que Dieu nous a créés en « insufflant une haleine de vie » dans un bloc informe de glaise du sol. Et même pour les non-croyants ou les croyants d’autres traditions, la présence du souffle en nous est le témoignage du miracle de la vie, de notre vie, de la présence du principe de vie en nous.

Puis Gelongma Davina conclut cette séquence méditative d’un genre nouveau par une méditation de compassion et d’ouverture du cœur, dans la tradition bouddhiste.

Nous avions parlé environ 5 minutes chacun, donc la méditation ne dépassait pas au total un petit quart d’heure. Mais il s’était passé un truc incroyable pendant ces instants, comme si le souffle de l’esprit et de l’amour avait traversé l’étrange et vaste double nef de l’église Saint-Porchaire, tel un bel oiseau tranquille, apparaissant puis disparaissant, sans être vu de personne mais en étant perçu de tous, effleurant le crâne de la plupart des 800 humains méditant ensemble dans cet espace sacré.

J’ai beau avoir un peu l’habitude de ces instants, je n’arrive toujours pas à m’y faire : comment la réunion de personnes en train de méditer côte-à-côte (c’est-à-dire, vu de l’extérieur, en train de ne rien faire, assises et les yeux fermés) peut-elle dégager une telle force ? Et cette force est-elle émise ou reçue ? Émane-t-elle d’elles, ou représente-t-elle une sorte de connexion à un principe, un courant, une noosphère ou une divinité ? Ou bien tout cela n'est-il qu'une douce illusion, une projection de nos attentes, une lecture subjective d'un moment de douceur et de calme intense et inhabituel ?

Comme on dit volontiers quand on ne sait plus quoi penser : ce sont des questions tellement profondes qu’il vaut mieux les laisser sans réponse…

PS : quelques informations sur la rencontre sont disponibles sur le site père & moniale.

Illustration : l'image est belle, mais ces trois anges de Memling, qui chantent au musée d'Anvers, n'ont bien sûr rien à voir avec les 3 orateurs de l'autre soir. Ou peut-être est-ce eux qui conduisaient la méditation en chuchotant à nos oreilles...

mardi 2 avril 2013

Ego et bancs publics



L’ego n’est pas une notion de psychologie, on parle plutôt chez nous du moi, du self, etc. Mais c’est un terme qui, sous l’impulsion notamment de la philosophie bouddhiste, est de plus en plus utilisé, en général avec une connotation critique : l’ego c’est l’ennemi, le trop de « moi, moi, moi »…

Mais la plupart d’entre nous avons besoin d’un ego : l’ego, c’est aussi ce sentiment de la conscience et de l’unité de soi, le sentiment de la continuité de notre personne, le sentiment que même si nous changeons régulièrement, depuis notre enfance jusqu’à notre mort, nous restons aussi, d’une certaine façon les mêmes. Les occidentaux que nous sommes ont besoin de croire à l’ego et sont au départ perplexes face à l’idée d’inexistence du soi.

Je me souviens à ce propos d’une anecdote racontée par un de mes professeurs de lycée, en histoire ou en philosophie. Alors que les armées d’Alexandre le Grand avaient poussé jusqu’à l’Indus, un de ses officiers écoutait un brahmane lui expliquer que la personne, l’ego, n’existait pas, n’était qu’une illusion, que nous n’étions plus aujourd’hui le même humain qu’hier, que nous ne serions pas le même demain, comme l’eau d’un fleuve, qui s’écoule en permanence : jamais la même eau, en fait. L’officier, peut-être perplexe et agacé de mal comprendre, ou peut-être plus malin qu’il n’en avait l’air, lui colle alors une grande claque. Le brahmane furieux lui demande pourquoi il a fait ça, et le soldat lui répond : « Ce n’est pas moi qui t'ai frappé, c’est celui que j’étais tout à l’heure, il y a un instant… »

Bref, nous sommes attachés à la notion d’ego, peut-être à juste titre.

Mais un peu trop, parfois.

J’étais récemment à New-York, où j’en ai eu une overdose, d’egos : là-bas, les milliardaires donnent leur nom aux gratte-ciels (TrumpTower, Rockfeller Center, etc.) ou aux salles de musée. Et les non-milliardaires ne sont pas en reste : ils sponsorisent par exemple des bancs dans Central Park en échange d’une petite plaque qui porte leur nom (voir photo). Ça a commencé apparemment en 1986, sous forme d’un programme « Adopt a bench » (adoptez un banc), et ça coûte 7.500 $ la plaque.

Certes, l’argent sert à l’entretien du parc et à la protection de sa faune. Mais au début, ça m’agaçait un peu tout de même. Je me disais : « si tout le monde se met à avoir un ego aussi gros que celui des milliardaires, nous voilà mal partis… »

Puis j’ai fait le tour de quelques dizaines de bancs. Et je me suis trouvé plutôt ému.

Beaucoup rendaient hommage à une personne disparue qui aimait bien s’asseoir là. Ou à des amoureux qui s’étaient embrassés sur ce banc pour la première fois. Ou se réjouissaient de la beauté du parc. Des trucs comme ça, finalement assez humains, touchants et émouvants. Finalement, pourquoi juger ce désir de laisser une petite trace ? Si, devenu vieux, j’avais un banc préféré, sur lequel je me serais assis chaque jour, est-ce que je ne serai pas heureux d’imaginer qu’une petite plaque ferait penser à moi quelques années après ma mort ?

Bon, d’un autre côté, c’est vrai que si sur le moindre banc, le moindre réverbère, le moindre feu rouge, la moindre boîte à lettres, chacun laisse une signature, cet envahissement d’egos, vivants ou morts, deviendrait asphyxiant et absurde.

Du coup, je n’arrive plus à avoir d’avis net.

Ma conviction est, en accord avec les enseignements du bouddhisme, que l’attachement à l’ego pose beaucoup de problèmes et s’avère la cause de nombreuses souffrances (liées à notre susceptibilité et notre possessivité notamment).

Mais certaines de ses expressions continuent de me toucher et de m’émouvoir parce que je suis un occidental.

Je sens que je vais continuer longtemps à balancer comme ça, entre deux mondes…

PS : apparemment, la démarche « Adoptez un banc » s’étend : c’est maintenant possible de le faire à Paris, et sans doute dans bien d’autres villes et lieux.

Illustration : un banc dans Central Park, à New York, en décembre 2012.

lundi 25 mars 2013

Autocontrôle



Ça se passe au mois de juin dernier. Je suis dans mon bureau, affairé à des travaux d’écriture : mon prochain livre, des articles, des préfaces.

J’aime écrire, mais il y a des jours où c’est plus difficile que d’autres. Et c’est le cas ce matin-là : j’ai un peu de mal à stabiliser mon attention, à trouver l’inspiration. Face à ces difficultés, je sens en moi les premières impulsions à me désengager du travail. Il y a quelques années, cela pouvait prendre la forme d’une petite sieste vite fait, d’une descente à la cuisine pour manger un fruit, ou d’un instant passé à bouquiner des revues ou des livres récemment achetés. Tout ça sous le prétexte de me changer un peu les idées avant de revenir au boulot. Aujourd’hui, il y a les mêmes tentations, et de nouvelles encore : tentation, dès que mon travail coince, de regarder les mails arrivés entre temps, ou les SMS, ou de répondre dès que mon téléphone sonne (au lieu de laisser sonner et de répondre en fin de journée), ou de surfer sur Internet. Toutes ces interruptions ne sont pas si graves, sauf que si je ne gère pas un peu l’affaire, je n’aurai pas écrit grand-chose d’ici ce soir !

Au moment où je suis en train de rêvasser en songeant à tout cela, j’entends frapper à la porte de mon bureau : c’est ma deuxième fille. Elle aussi travaille à la maison, car elle prépare le bac. Elle a quelque chose à me demander :
- « Papa, tu peux me prendre mon portable ?
- Te prendre ton portable ?!
- Ben oui, je veux te le donner pour que tu le gardes dans ton bureau.
- D’accord, mais pourquoi ?
- Parce que si je le garde à côté de moi, je n’arrive pas à travailler, c’est plus fort que moi, je réponds à tous les coups de fil et à tous les SMS. En plus si je m’ennuie j’ai envie d’appeler ou d’en envoyer… »

Je me sens tout à coup moins seul dans mon combat et mes efforts d’autocontrôle !

L’autocontrôle n’est pas un terme de notre langage quotidien. Mais sa réalité nous est familière. Et sa pratique indispensable. Il est ce qui fait de nous les pilotes de notre quotidien, ce qui nous rend capables, tels des marins, de naviguer au mieux et de tenir le cap sous toutes sortes de vents, favorables ou contraires.

Sans lui, nous ne faisons que réagir à nos émotions et impulsions, aux pressions et modifications de l’environnement. Sans recul et sans discernement. Et donc avec parfois quelques problèmes à la clé. Avec lui, nous devenons capables de répondre à tout ce qui nous arrive, intelligemment, en fonction de nos choix, décisions, et idéaux de vie.

L’autocontrôle est donc un ensemble d’aptitudes, qui va s’avérer très précieux dans de nombreux domaines de notre vie : santé, relations sociales, épanouissement scolaire et professionnel, bref tout ce qui peut concourir à augmenter notre bonheur.

Les capacités d’autocontrôle ont sans doute toujours été de la première importance dans la vie des humains, mais elles semblent encore plus importantes aujourd’hui : nos environnements modernes sont passionnants et riches, mais ils sont aussi peut-être les plus déstabilisateurs qui soient car ils nous exposent en permanence à la tentation ! Les sociétés matérialistes qui sont les nôtres ont porté au plus haut point l’incitation à « s’offrir un petit plaisir », « acheter aujourd’hui et payer demain », et autres slogans incitant à obéir à ses impulsions, surtout lorsque celles-ci sont joyeusement manipulées par une publicité et un marketing parfaitement au courant des données les plus récentes de la science. Le combat entre citoyens et firmes est donc à ce niveau inégal. Et cultiver son autocontrôle contribue à rééquilibrer cette confrontation entre nos libertés individuelles et les incitations déstabilisatrices organisées à une échelle industrielle.

PS : le texte qui précède est un extrait de la préface que j’ai rédigée pour l’excellent livre de mon ami Jacques Van Rillaer, La nouvelle gestion de soi, dont je vous recommande chaleureusement la lecture. Vous y trouverez la description détaillée et concrète de tous les mécanismes et efforts favorisant l’autocontrôle et l’équilibre personnel.

Illustration : Adam et Ève chassés du Paradis : un manque d'autocontrôle ?

lundi 18 mars 2013

Le défilé


C’est un souvenir ancien, la scène se passe il y a 15 ans environ.

Ce jour-là, c’était un après-midi en semaine, je marchais dans la rue principale de notre petite ville de banlieue parisienne. Tout à coup, je vois arriver un cortège enfantin, déambulant au milieu de la chaussée, précédé par deux policiers municipaux débonnaires.

C’était Mardi-Gras, les enfants de l’école étaient tous déguisés pour le carnaval, et devaient sans doute se rendre au gymnase proche pour une petite fête.

Je m’arrête pour observer leur passage : certains étaient joyeux et excités, d’autres un peu perplexes voire inquiets de se trouver en train de marcher au milieu de la rue (un endroit où on ne va jamais quand on est un petit enfant de maternelle) sous les regards de quelques parents et passants.

Le spectacle était mignon, mais un peu triste aussi : ces enfants défilant sans public, ou presque, agitant leurs petits drapeaux sans que grand monde ne les regarde. Je ne suis jamais très à l’aise avec les défilés, en général ils m’inquiètent ou ils m’attristent. Et j’ai toujours de la peine quand je vois un spectacle sans spectateurs.

Mais je n’allais pas prendre un visage consterné à leur passage, tout de même ! Alors, pour les encourager, je reste là à applaudir et faire bonjour, à leur proposer un comportement de spectateur joyeux, qui leur manque peut-être un peu à ce moment.

Et j’aperçois au milieu de la petite troupe ma fille aînée, qui devait avoir à l’époque 4 ou 5 ans. J’avais oublié qu’elle pouvait se trouver là ! J’observe son visage : il était un peu inquiet, observant la scène de l’intérieur, de manière incrédule et préoccupée. Elle ne me voit pas. Je l’appelle, elle m’aperçoit, et un sourire éclaire son visage, elle me salue, agite un peu plus fort son drapeau, soulagée d’avoir peut-être trouvé un sens à ce défilé étrange.

Puis le petit cortège s’éloigne, j’aperçois encore ma fille se retournant une ou deux fois, pour me faire au revoir de la main.

Au revoir, ma fille que j’aime, au revoir…

Un étrange sentiment de fragilité de la vie humaine me serre alors doucement le coeur. Ces enfants trimballés pour un spectacle auquel ils ne comprennent pas grand-chose, dans l’indifférence des passants, me semblent un instant à l’image de l’humanité toute entière : fragile, orpheline, perdue. Je devais être dans un jour triste.

Ce souvenir a aujourd’hui pour moi comme un goût de rêve (et vous avez remarqué comment certains rêves nous restent en mémoire des années après ?). Je crois que je m’en souviens comme d’un rêve parce que j’éprouvais des états d’âme complexes et intenses, que la scène était un peu étrange et inhabituelle, et que ma tristesse du moment me rendait archi-réceptif aux petits décalages d’un spectacle censé être joyeux. Dans ces moments, notre vie ressemble à un rêve.

Il y a toujours des petites déchirures dans le bel habit des fêtes. On dit que c’est par là que rentre la lumière. Certains jours, cette lumière est sombre. Mais j’aime bien. J’aime bien que ce souvenir soit porteur d’une douce tristesse. Il me rappelle notre fragilité : celle de ma fille, la mienne et celle du genre humain.

Illustration : Prêts pour le défilé, les amis ? À Paris en 1962.

lundi 4 mars 2013

Vacances



J'ai oublié de vous dire, la semaine dernière : PsychoActif prend un peu de vacances.

Nous nous retrouvons le lundi 18 mars.

Portez-vous bien !

PS : à la suite du billet Sud-Ouest, j'ai reçu une petite information sur le devenir de la chanson Montagnes Pyrénées, devenu hymne officiel du Val d'Aoste. Les chansons voyagent, comme les personnes ! À lire à la fin des commentaires du dit billet (attention, n'oubliez pas de cliquer sur "charger la suite" car il y a beaucoup de messages).

Illustration : au revoir les amis ! Photographie de Bernard Plossu, Mexique, 1966.

lundi 25 février 2013

Transcendance au Mont Sainte-Odile



Ça se passe au Mont Sainte-Odile, le vendredi 15 février 2013, vers 17h30. Je viens de donner un cours au Diplôme Universitaire de Médecine, méditation et neurosciences, à Strasbourg, le premier du genre en France. Fait très rare, et lié à la matière, l’enseignement est donné en résidentiel : les étudiants ont passé toute la semaine au monastère du Mont Sainte-Odile, où les cours ont été entrecoupés d’exercices de méditation. Maintenant, à l’issue de cette première semaine, les étudiants sont tous partis, et seuls restent les organisateurs et les enseignants.

J’en profite pour aller marcher tout seul sur le petit chemin qui fait le tour du monastère, au milieu des sapins. Les bâtiments sont perchés tout en haut d’un mont, perdu au milieu des forêts. Ce jour-là, comme souvent en hiver, tout est couvert de neige. Le ciel est sombre, obscurci par de gros nuages et la tombée du jour. Je marche lentement, en écoutant avec délices cet incroyable son de la neige qui crisse sous chacun de mes pas. Parfois, une percée dans la forêt ouvre l’horizon au regard : d’autres monts, couverts d'autres sapins enneigés. De temps en temps je relève la tête et j’aperçois la masse sombre et séculaire du monastère. Sentiment étrange. Globalement agréable, mais ce n’est pas du bonheur. Trop de gris dans le ciel, trop de rudesse dans le froid. Je suis juste étonné et content d’être là, un peu intimidé et impressionné par la beauté rugueuse de la nature et des bâtiments, par leur longue histoire.

Il n’y a pas de mot en français pour cet état d’âme. En anglais, il y a le mot awe, qui décrit le respect admiratif mêlé d’un peu de crainte et d’intimidation. C’est en quelque sorte l’émotion de la transcendance : ce que nous voyons et vivons dépasse notre cadre mental habituel, nos mots, notre intelligence sont impuissants à en prendre la mesure et la complexité et la signification.

On admire, on se sent dépassé par quelque chose de bien plus grand que nous, d’un peu effrayant aussi. Mais on est content de le voir, de l’observer, de savourer. On se sent tout petit. Et le goût particulier de ce sentiment, c’est que ce n’est pas une joie ou un bonheur centré sur nous-même, mais sur ce que nous voyons ou devinons ou imaginons, et qui nous impressionne, et que nous admirons en silence, le souffle et la parole coupés.

Puis des fantômes arrivent tout doucement.

Je repense que dans ces sombres forêts a eu lieu un accident d’avion célèbre, en 1992 : 87 victimes d’un coup dans ces monts sombres et glacés. Il me semble entendre les âmes des morts, restées là depuis, voltiger dans les branches des grands sapins, et m’observer de leurs yeux impassibles.

Je suis toujours dans le sentiment de awe, mais je ressens maintenant de la compassion pour toutes ces vies écrabouillées et stoppées net un soir de janvier 1992, presque à l’heure où je marche, et où mon souffle fait de plus en plus de bruit dans le silence. Mon cœur cogne, jusque dans mes oreilles. Suis-je en train de marcher trop vite ?

Je m’arrête alors. Je prends le temps de bien ressentir l’air frais qui nourrit mon souffle, cette sensation incroyable et inimitable de l’air de neige. Il me semble entendre le souffle de la montagne qui respire aussi, étouffé lui par le lourd manteau de neige. Silence habité.

Bien descendu dans mon corps je laisse voltiger mes états d’âme à leur guise : le monastère, le tombeau de Sainte-Odile dans la pénombre d’une crypte, le Diplôme Universitaire, les visages des étudiants et les discussions avec eux, l’avion qui s’écrase et les vies qui s’éteignent .

Comme à chaque fois, je suis touché par ce mystère des états d’âme : comment peut-on à la fois être apaisé et endolori ? heureux d’être en vie et attristé par des faits de vie ? écrabouillé par plus grand que nous et désireux pourtant de continuer à voir ce qui va se passer ?

Dans quelques instants, mon corps va se remettre à marcher, je vais rejoindre mes amis là-haut dans le monastère, nous allons bavarder, partir reprendre nos voitures, nos trains ou nos avions. Aucune des énigmes ressenties pendant ma marche n’aura été résolue.
Mais j’aurais senti le souffle de la vie me traverser, et cela m’a serré un instant le cœur, très fort, avant de le rendre plus léger.

Impression d’avoir été un oiseau, saisi un instant par un géant invisible, tenu dans sa main, puis relâché et rendu au ciel. Rien compris, pas bien vu. Quelque chose d’infiniment grand et infiniment fort existe, nous saisit parfois et nous relâche (en général).

C’est beau et effrayant.

Ça donne envie de continuer à vivre, à aimer, et à sourire tout doucement.

Awe…

Illustration : le Mont Sainte-Odile sous la neige.

lundi 18 février 2013

Sud-Ouest



Je suis né à Montpellier, mon grand-père était cévenol. Ce sont mes racines.

Mais j’ai grandi et étudié à Toulouse ; c’est là que je suis devenu un homme, devenu médecin aussi. L’empreinte du Sud-Ouest est très profonde en moi. C’est mon identité.

Le Sud-Ouest n’est pas une vraie région administrative (on y retrouve de nombreuses régions : Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon…), ni même une ancienne province française d’avant la Révolution (car elle s’étend du Pays Basque aux Cévennes), mais une zone de valeurs et de passions communes, de l’Atlantique à la Méditerranée.

On y a l’accent, on y utilise un français coloré d’occitan. Dans les magasins, on ne vous donne pas pour vos achats des sacs mais des poches ; dans les boulangeries, on ne vend pas de pains au chocolat, mais des chocolatines ; les galettes des rois ne sont pas ces gâteaux gras à la frangipane que l’on trouve dans le Nord, mais de délicieuses brioches aux fruits confits et à la fleur d’oranger. Une chauve-souris y devient une pipistrelle…

On y aime le rugby, la corrida, le cassoulet, le foie gras, l’huile d'olive, et ces fanfares qu’on appelle des bandas. On n’y aime pas aller vite ou être bousculé. On y a le verbe haut, quand il le faut.

Bien que je vive maintenant à Paris depuis 20 ans, je suis toujours intensément rattrapé par le Sud-Ouest à la moindre occasion.

Par exemple à chaque nouveau disque de Francis Cabrel. Mes filles et mon épouse me chambrent, parce qu’elles trouvent Cabrel ringard. Mais je m’en fiche. J’aime son boulot, et je trouve irrésistible, unique et convaincant son phrasé qui mélange l’accent d’Agen au rythme du blues.

Et j’ai aussi le cœur complètement soulevé à chaque fois que j’écoute le chant des supporteurs de l’Aviron Bayonnais, le plus bel hymne du rugby français (et que je vois jouer le Stade Toulousain).

La chanson Montagnes Pyrénées m’arrache des larmes.

Pareil pour Mes jeunes années, lorsque « les Pyrénées chantent au vent d’Espagne ».

Et je ne vous parle même pas de tout le reste : voir depuis la plaine toulousaine toute la chaîne des Pyrénées resplendir dans le lointain ; boire un vieil Armagnac en admirant le soleil se coucher un soir d’hiver limpide et glacé sur les collines du Gers, entre Condom et Fleurance ; découvrir la Méditerranée depuis les hauteurs de la montagne de La Clape, quand on arrive de Narbonne ; faire l’ascension tranquille du Mont Vallier dans l’Ariège…

J’ai lu récemment deux études passionnantes sur la nostalgie, ce plaisir, très légèrement teinté de tristesse, que nous éprouvons en songeant à nos bonheurs passés.

La première soulignait à quel point la nostalgie joue un rôle utile pour augmenter le sentiment que notre vie a du sens.

La seconde, plus triviale et amusante, montrait que lorsque la température extérieure est froide, nous sommes plus facilement nostalgiques ; et que ça tombe bien, parce que justement, nous laisser aller un peu à la nostalgie a tendance à nous donner une sensation de réchauffement corporel.

Ce doit être le froid de ce très long hiver, et la promesse du beau soleil d’hier, qui déclenchent en moi ce besoin de Sud-Ouest …

Illustration : un arbre que j'aime, au Pays Basque.

lundi 11 février 2013

Voyages de tristesse


Tous ces voyages où l’on va vers de la tristesse et du chagrin : visite à un proche très malade, enterrement d’un ami. La tonalité du voyage est grave, douloureuse, mais aussi étrange, lestée d’une pesanteur inhabituelle à nos vies.

Le voyage ressemble à la marche dans une forêt où aucun oiseau ne chanterait ; aucun pas n’est léger ni anodin, chacun nous rapproche de la souffrance, et de la mort, redoutée ou advenue, de la personne que l’on aime, et un peu la nôtre aussi.

Tous les détails nous touchent, toutes les rencontres sont intenses. Le visage de la réceptionniste de l’hôtel où l’on va poser sa valise, le regard de l’infirmière qui nous accueille à l’hôpital et nous indique la chambre, l’odeur du couloir, l’entrée et le premier regard. Ou le parvis de l’église, puis le son des graviers des allées du cimetière.

Faire bonne figure, ne pas ajouter de la tristesse à la détresse. Doucement sentir de quoi il est possible – peut-être nécessaire - de parler. Quels sont les bons gestes, les bons mots. Ne pas faire semblant de quoi que ce soit, mais ne pas non plus pleurer là où il faudrait consoler, ne pas non plus en rajouter dans la gravité là où il faudrait parler du ciel, du soleil, de la vie. Sentir tout cela, être intensément présent.

Chaque seconde est habitée. Chaque parole, chaque silence pèsent des tonnes. Plus rien de léger. Goût de tragique dans chaque respiration (tragique : tout ce qui nous rappelle que la souffrance et la mort ne sont jamais loin des rires et de la vie). Mélange indicible d’’états d’âme : tristesse, incrédulité, extrême sensibilité aux détails, perméabilité à tout. On respire un air venu du monde des morts, on marche au bord d’un gouffre. Et les oiseaux chantent quand même, tout autour de nous. Les nuages passent quand même dans le ciel, là-haut.

Puis le voyage de retour. Pas de soulagement, juste du répit, la pression est moins forte, peut-être. On est bousculé de souvenirs que l’on est totalement incapable d’organiser pour en faire un récit, souvenirs animaux et bruts : des images, des sons, des odeurs, des impressions, des vertiges, des d’émotions. Pas de sens à donner à tout ça, pas de sens. Juste de la souffrance ouatée, avec des pointes violentes parfois, qui nous forcent à respirer plus fort, à regarder plus attentivement tout ce qui défile par la fenêtre du train, pour nous reconnecter à la vie.

Puis la lente digestion de tout ce que l’on a vécu. Impression qu’il va être impossible ou très compliqué de reprendre le cours de son existence. Et certitude pourtant qu’on le fera. Facilement : l’action est antalgique, l’action est amnésiante. Et que cette facilité à se remettre dans la vie après avoir côtoyé le monde de la mort sera à la fois rassurante et inquiétante.

Et puis un éclat qui éclaire tout. Comme ce passage d’un livre de Christian Bobin, le poète médecin des âmes, dans ce qui me semble être son chef d’œuvre (merci Catherine), Prisonnier au berceau :

« Je compris aussi très vite que l’aide véritable ne ressemble jamais à ce que nous imaginons. Ici nous recevons une gifle, là on nous tend une branche de lilas, et c’est toujours le même ange qui distribue ses faveurs. La vie est lumineuse d’être incompréhensible. »

Et c'est la brèche où rentre le soleil...

Illustration : Un ange au violon, par Francesco Botticini ; celui qui nous envoie des gifles et du lilas ?

lundi 4 février 2013

La révélation de soi du psychothérapeute


Pendant longtemps, le modèle de relation psychothérapique issu de la psychanalyse a été dominant, tant chez les professionnels que dans l’esprit du grand public : un thérapeute était forcément un être silencieux et énigmatique, ne parlant jamais de lui, mais posant des questions ou observant le silence.

L’arrivée de nouvelles formes de thérapies a profondément remis en question ce modèle, et il est fréquent aujourd’hui qu’un thérapeute explique, réponde aux questions du patient, propose, encourage. Et, parfois, donne son avis ou parle de lui. Car la relation d’aide est un processus interpersonnel dans lequel la bonne alliance entre thérapeute et patient n’exclut pas un certain degré de complicité et d’échanges personnels, voire de révélation de soi.

La révélation de soi peut ainsi représenter un élément de la psychothérapie : le thérapeute peut par exemple exprimer ce qu’il ressent à certains moments de la séance (« J’ai l’impression qu’à propos de ce problème, il y a des choses que vous n’osez pas me dire : est-ce que je me trompe ? ») ; ou parler de ressentis qu’il partage avec son patient (« Cette inquiétude mêlée de tristesse que vous ressentez le dimanche soir, j’avoue qu’il m’arrive aussi de la ressentir. ») ; ou de carrément dévoiler certaines de ses épreuves personnelles (« Lorsque mon frère est mort, je me suis retrouvé dans un état proche de ce que vous me décrivez. »).

Mais cette révélation de soi ne marche que sous certaines conditions bien précises, qui nécessitent d’être respectées de la part du thérapeute :
– ce n’est qu’un ingrédient minoritaire parmi l’ensemble des techniques utilisées ; la thérapie n’est pas le lieu où le thérapeute parle de lui, c’est un espace de parole dédié au patient ; à ce titre, la révélation de soi joue le rôle du sel dans un plat : il en faut juste un peu ;
– le timing est centré sur le patient ; le thérapeute y a recours non pas quand lui-même ressent le besoin de parler de lui, mais quand il perçoit que le patient a besoin d’entendre une autre expérience humaine que la sienne ;
– elle n’a d’utilité et d’efficacité que dans le cadre d’une alliance thérapeutique déjà établie et bonne (sinon, elle peut être inquiétante ou déstabilisante pour le patient).

On peut noter que cette modification du style de relation en thérapie – le soignant n’est plus obligé d’adopter une position distanciée pour soigner – correspond à des évolutions sociales globales allant dans le sens de relations plus égalitaires dans tous les domaines (entreprise, enseignement, éducation…). S’agit-il d’une évolution vers des sociétés plus égalitaires et fraternelles que hiérarchisées et parentales, comme semblent le prédire certains sociologues ? L’avenir nous le dira, mais, en attendant, certains thérapeutes ont décidé d’anticiper ces évolutions dans leur manière de travailler…

Illustration : le café Freud, à Londres, en 2010.

lundi 28 janvier 2013

Puissance de l’anodin et gratitude infinie


C’est une belle soirée passée chez des amis, avec de grandes discussions, de bons plats et du bon vin.

Nous sommes arrivés tôt à leur demande, pour pouvoir repartir avant minuit et ne pas être crevés le lendemain. Cependant, la conversation dure, dure, dure ; je commence à piquer du nez, et j’observe que mon ami a lui aussi les paupières lourdes. Mais nos épouses sont en pleine forme et continuent, malgré nos petits signaux de fatigue de moins en moins dissimulés, à passer en revue tous les grands thèmes de nos vies. Nous finissons par partir bien plus tard que prévu.

Il me tarde d’être au lit et de dormir. Voilà, ouf, ça y est : quel délice, bien au chaud sous la couette ! Et tout à coup, je me rappelle.

Je me rappelle qu’il y a des années, quand ce genre de situation m’arrivait (vouloir me coucher tôt après une soirée, et en fait me retrouver au lit seulement à 1 heure du matin), quand ce genre de situation m’arrivait donc, je rouspétais in petto : j’étais agacé d’être parti trop tard de la soirée, j’étais fatigué à l’avance par le réveil précoce du lendemain matin, un peu inquiet de ne pas avoir assez de temps pour récupérer.

Et là, je vois que mon cerveau ne rouspète presque plus, ne s'agace presque pas.

Il ne perd pas de temps ni d’énergie à regretter la soirée un peu trop longue. Il ne s’inquiète pas de la fatigue à prévoir pour le lendemain. Il écarte avec facilité ces tentations de ronchonner et se concentre juste sur l’essentiel, sur l’instant présent : que c’est bon d’être dans son lit sous sa couette quand on est fatigué et qu’on a juste envie de dormir !

Il (mon cerveau) se consacre directement à l’instant présent. Il sait que le reste est inutile. En tout cas, inutile à ruminer à ce moment. Ce moment est juste à savourer et non à gâcher.

Je comprends alors que toutes les séances de méditation et tous les séquences de pleine conscience ont commencé à modifier tranquillement mon cerveau (la fameuse neuroplasticité, chère aux thérapeutes) année après année, sans que je ne m’en aperçoive. Il fait le boulot de régulation émotionnelle avec une efficacité bien plus grande : tantôt tout seul, tantôt à ma demande. Grâce à tous les petits efforts anodins, et apparemment improductifs sur le moment, effectués depuis des années.

Des efforts anodins qui font de nous de meilleurs humains : des humains qui rouspètent moins, qui agressent moins, qui savourent mieux, qui sont plus heureux, plus capables d’écouter sans s’énerver, d’agir à bon escient, sans en rajouter dans la colère ou l’autosatisfaction.

Gratitude immense, cosmique, gigantesque, envers tous les méditants de toutes les époques et de toutes les cultures qui ont patiemment mis cela au point depuis des millénaires. Tout seul, je n’y serai jamais arrivé…

Illustration : pouêt-pouêt, c'est l'heure d'aller au lit !

lundi 21 janvier 2013

Pas habillé, c’est trop stylé…


C’est passionnant d’observer la vie.

Voilà plusieurs années que j’ai noté chez les adolescents et jeunes adultes un phénomène qui me laisse perplexe : même par temps de neige ou par moins 5°, ils sortent volontiers en T-shirt, blouson ouvert et petites chaussures légères. Ou en tout cas un bon paquet d’entre eux. Et il ne s’agit pas que d’ados qui feraient ça pour ennuyer leurs parents : hier encore, avec 10 cm de neige dans la rue et un bon froid d’hiver en dessous de zéro, j’observais un jeune monsieur d’environ 30 ans sortir de chez lui pour aller dans sa voiture, en sautillant délicatement dans la neige pour ne pas abîmer ses petits souliers vernis, seulement (mais certes élégamment) vêtu d’une petite veste noire sur une chemise blanche grande ouverte.

Je soupçonne fortement l’influence des plateaux de télévision : en toute saison, c’est l’été sur les plateaux télé, on y est toujours bronzé (maquillage oblige) et en chemisette (à cause des rampes de très gros spots d’éclairage). Toutes les stars passent à la télé habillées très léger, alors on fait pareil.

Il y a aussi, peut-être, l’influence du chauffage : même en plein hiver, on se balade d’un lieu chauffé à un autre lieu chauffé (maison, travail, magasin) et souvent par des moyens de transports eux-mêmes chauffés (voitures, autobus, métro). Alors pour ne pas avoir trop chaud, on ne se couvre pas assez.

Ou alors, il y a d’autres raisons qui m’échappent.

J’ai bien sûr demandé à des jeunes, notamment mes filles et mes neveux, mais leurs réponses m’ont un peu déçu : ils m’assurent soit ne pas avoir froid, soit justement avoir trop chaud s’ils se couvrent trop. Pourtant, ceux que je connais me semblent tomber malades plus souvent qu’à leur tour. Ils n’ont peut-être pas froid dans leur tête, mais leur corps, lui, aimerait bien être un peu plus couvert.

J’ai le vague souvenir que quand j’étais au lycée ou à la fac, nous nous couvrions en hiver, pour ne nous découvrir qu’au printemps. Je n’ai pas réussi à repérer le moment historique où tout a basculé. Quelle étape sociale cruciale m’a donc échappé ?

Si quelqu’un peut m’aider à résoudre l’énigme…

Illustration : la tendance "pas habillé trop stylé"...

lundi 14 janvier 2013

Brûler les doigts de ma fille


Ça se passe un matin, au petit déjeuner.

Je le partage avec une de mes filles qui se lève tôt pour aller à son lycée, où les cours commencent à 8h, et vous savez ce que c’est à Paris, les temps de transport en commun sont longs. Bref, pour l’aider à aller un peu plus vite car elle s’est réveillée légèrement en retard, je lui ai fait chauffer de l’eau pour son thé et je m’approche pour la servir. Comme elle est encore endormie et en retard sur tous ses gestes, en me voyant arriver elle déchire vite le sachet de thé pour le mettre au fond du bol, s’embrouille, et met tout dans le bol : sachet, pochette en papier du sachet, puis ses doigts pour récupérer tout ça.

Pendant ce temps, j’attends au-dessus du bol, la bouilloire inclinée prête à déverser l’eau très chaude.

Et une pensée intrusive déboule tout à coup dans mon cerveau : " Tiens, si je devenais fou, je pourrais profiter de cet instant pour verser l’eau bouillante sur ses doigts et la brûler. »

Comme je sais qu’elle s’intéresse à la psychologie, et que je trouve que c’est un bel exemple de pensée intrusive, comme on en a régulièrement dans les phobies d’impulsion, je lui raconte, tout en la servant sans la brûler, ce qui vient de se passer dans ma tête.

Elle est surprise et gentiment scandalisée : « Comment, Papa, tu as ce genre d’idées avec moi !? »

Je lui explique alors que c’est juste une pensée intrusive, déclenchée parfois par certaines situations ou certaines idées, qu’on ne passe jamais à l’acte, que tout le monde en a, mais que chez certaines personnes souffrant de phobie d’impulsion, la pensée fait très peur et que du coup, on lutte violemment contre elle, et elle se transforme en pensée récurrente et obsédante.

Elle semble soulagée par mes explications. Nous prenons alors un moment pour parler du bien et du mal, de l’intention de nuire volontairement ou non, et du fonctionnement bizarre de notre cerveau. Et je m’aperçois dans l’histoire que ce n’est pas si facile que ça de rendre toutes ses pensées transparentes, même à des proches, même quand on est psychiatre. Et finalement, peut-être pas si souhaitable…

Illustration : "une bonne tasse de thé bien chaude ?"

lundi 7 janvier 2013

Ne plus soupirer


« Tout ce qu’on fait en soupirant est taché de néant », écrit Christian Bobin dans Les Ruines du ciel.

Pour cette année 2013, j’ai pris la résolution de ne plus rien faire en soupirant. Pas envie qu’il y ait trop de moments de néant dans ma vie.

Comme je ne suis pas masochiste, je vais d’abord m’attacher à refuser ce qui me fait soupirer : les invitations barbantes, les corvées plus souvent qu’à mon tour. Parfois, à le fuir : quitter une séance de cinéma si le film m’ennuie trop. Mais quand ce qui me fait soupirer sera inévitable, alors je m’efforcerai de m’y engager le cœur léger, et non à contre cœur - expression parlante, non ?

Ne plus agir en soupirant pour ne plus tacher de néant des instants qui sont tout de même des instants de vie : même quand on s’ennuie, même quand ce qu’on fait n’est pas drôle (laver la vaisselle, descendre la poubelle), même quand on serait mieux ailleurs, tous ces instant, ce n’est pas du néant, c’est du vivant. On est là, on respire, on entend, on voit, on sent. Ce n’est déjà pas si mal. Les morts, peut-être, aimeraient être encore en train de vivre ce qui nous fait soupirer, nous les vivants.

Pendant ces vacances, je suis tombé malade. J’ai du passer plusieurs jours enfermé, avec de la fièvre, endolori, ralenti. Pendant que tout le monde sortait festoyer, se balader et admirer. Ça ne m’a pas vraiment réjoui, de tomber (petitement) malade, mais je n’ai pas soupiré de l’être. J’ai lu, j’ai observé (bien obligé) ce qu'on ne regarde pas (le ciel changer par la fenêtre, les passants passer dans la rue, les objets et meubles immobiles), j’ai écouté les bruits qu'on n’écoute pas (la rumeur du dehors, les craquements des parquets). Je n’ai presque pas soupiré, donc, mais habité de mon mieux cette période. Et aujourd’hui, bizarrement, j’ai impression que ces journées de maladie, à regarder passer les heures, ont finalement été les plus belles et les plus fécondes de mes vacances. Parce que les plus contemplatives. Que j’y ai vécu, sans soupirer, bien plus fortement qu’en festoyant, qu'en visitant des quartiers ou des musées.

Donc, résolution 2013 face à ce qui me pèse : ne plus soupirer. Soit éviter, soit modifier, soit accepter, mais ne plus soupirer. J’espère tenir bon. Et j’espère que lorsque je craquerai (ça va bien m’arriver tout de même) je m’en apercevrai bien vite, et me remettrai au boulot. Sans soupirer...

Bonne année 2013 à toutes et tous.

Illustration : une drôle d'échelle, qui monte tout droit vers le ciel. Sculpture et photo de l'ami Daniel.