lundi 25 février 2013

Transcendance au Mont Sainte-Odile



Ça se passe au Mont Sainte-Odile, le vendredi 15 février 2013, vers 17h30. Je viens de donner un cours au Diplôme Universitaire de Médecine, méditation et neurosciences, à Strasbourg, le premier du genre en France. Fait très rare, et lié à la matière, l’enseignement est donné en résidentiel : les étudiants ont passé toute la semaine au monastère du Mont Sainte-Odile, où les cours ont été entrecoupés d’exercices de méditation. Maintenant, à l’issue de cette première semaine, les étudiants sont tous partis, et seuls restent les organisateurs et les enseignants.

J’en profite pour aller marcher tout seul sur le petit chemin qui fait le tour du monastère, au milieu des sapins. Les bâtiments sont perchés tout en haut d’un mont, perdu au milieu des forêts. Ce jour-là, comme souvent en hiver, tout est couvert de neige. Le ciel est sombre, obscurci par de gros nuages et la tombée du jour. Je marche lentement, en écoutant avec délices cet incroyable son de la neige qui crisse sous chacun de mes pas. Parfois, une percée dans la forêt ouvre l’horizon au regard : d’autres monts, couverts d'autres sapins enneigés. De temps en temps je relève la tête et j’aperçois la masse sombre et séculaire du monastère. Sentiment étrange. Globalement agréable, mais ce n’est pas du bonheur. Trop de gris dans le ciel, trop de rudesse dans le froid. Je suis juste étonné et content d’être là, un peu intimidé et impressionné par la beauté rugueuse de la nature et des bâtiments, par leur longue histoire.

Il n’y a pas de mot en français pour cet état d’âme. En anglais, il y a le mot awe, qui décrit le respect admiratif mêlé d’un peu de crainte et d’intimidation. C’est en quelque sorte l’émotion de la transcendance : ce que nous voyons et vivons dépasse notre cadre mental habituel, nos mots, notre intelligence sont impuissants à en prendre la mesure et la complexité et la signification.

On admire, on se sent dépassé par quelque chose de bien plus grand que nous, d’un peu effrayant aussi. Mais on est content de le voir, de l’observer, de savourer. On se sent tout petit. Et le goût particulier de ce sentiment, c’est que ce n’est pas une joie ou un bonheur centré sur nous-même, mais sur ce que nous voyons ou devinons ou imaginons, et qui nous impressionne, et que nous admirons en silence, le souffle et la parole coupés.

Puis des fantômes arrivent tout doucement.

Je repense que dans ces sombres forêts a eu lieu un accident d’avion célèbre, en 1992 : 87 victimes d’un coup dans ces monts sombres et glacés. Il me semble entendre les âmes des morts, restées là depuis, voltiger dans les branches des grands sapins, et m’observer de leurs yeux impassibles.

Je suis toujours dans le sentiment de awe, mais je ressens maintenant de la compassion pour toutes ces vies écrabouillées et stoppées net un soir de janvier 1992, presque à l’heure où je marche, et où mon souffle fait de plus en plus de bruit dans le silence. Mon cœur cogne, jusque dans mes oreilles. Suis-je en train de marcher trop vite ?

Je m’arrête alors. Je prends le temps de bien ressentir l’air frais qui nourrit mon souffle, cette sensation incroyable et inimitable de l’air de neige. Il me semble entendre le souffle de la montagne qui respire aussi, étouffé lui par le lourd manteau de neige. Silence habité.

Bien descendu dans mon corps je laisse voltiger mes états d’âme à leur guise : le monastère, le tombeau de Sainte-Odile dans la pénombre d’une crypte, le Diplôme Universitaire, les visages des étudiants et les discussions avec eux, l’avion qui s’écrase et les vies qui s’éteignent .

Comme à chaque fois, je suis touché par ce mystère des états d’âme : comment peut-on à la fois être apaisé et endolori ? heureux d’être en vie et attristé par des faits de vie ? écrabouillé par plus grand que nous et désireux pourtant de continuer à voir ce qui va se passer ?

Dans quelques instants, mon corps va se remettre à marcher, je vais rejoindre mes amis là-haut dans le monastère, nous allons bavarder, partir reprendre nos voitures, nos trains ou nos avions. Aucune des énigmes ressenties pendant ma marche n’aura été résolue.
Mais j’aurais senti le souffle de la vie me traverser, et cela m’a serré un instant le cœur, très fort, avant de le rendre plus léger.

Impression d’avoir été un oiseau, saisi un instant par un géant invisible, tenu dans sa main, puis relâché et rendu au ciel. Rien compris, pas bien vu. Quelque chose d’infiniment grand et infiniment fort existe, nous saisit parfois et nous relâche (en général).

C’est beau et effrayant.

Ça donne envie de continuer à vivre, à aimer, et à sourire tout doucement.

Awe…

Illustration : le Mont Sainte-Odile sous la neige.

lundi 18 février 2013

Sud-Ouest



Je suis né à Montpellier, mon grand-père était cévenol. Ce sont mes racines.

Mais j’ai grandi et étudié à Toulouse ; c’est là que je suis devenu un homme, devenu médecin aussi. L’empreinte du Sud-Ouest est très profonde en moi. C’est mon identité.

Le Sud-Ouest n’est pas une vraie région administrative (on y retrouve de nombreuses régions : Aquitaine, Midi-Pyrénées, Languedoc-Roussillon…), ni même une ancienne province française d’avant la Révolution (car elle s’étend du Pays Basque aux Cévennes), mais une zone de valeurs et de passions communes, de l’Atlantique à la Méditerranée.

On y a l’accent, on y utilise un français coloré d’occitan. Dans les magasins, on ne vous donne pas pour vos achats des sacs mais des poches ; dans les boulangeries, on ne vend pas de pains au chocolat, mais des chocolatines ; les galettes des rois ne sont pas ces gâteaux gras à la frangipane que l’on trouve dans le Nord, mais de délicieuses brioches aux fruits confits et à la fleur d’oranger. Une chauve-souris y devient une pipistrelle…

On y aime le rugby, la corrida, le cassoulet, le foie gras, l’huile d'olive, et ces fanfares qu’on appelle des bandas. On n’y aime pas aller vite ou être bousculé. On y a le verbe haut, quand il le faut.

Bien que je vive maintenant à Paris depuis 20 ans, je suis toujours intensément rattrapé par le Sud-Ouest à la moindre occasion.

Par exemple à chaque nouveau disque de Francis Cabrel. Mes filles et mon épouse me chambrent, parce qu’elles trouvent Cabrel ringard. Mais je m’en fiche. J’aime son boulot, et je trouve irrésistible, unique et convaincant son phrasé qui mélange l’accent d’Agen au rythme du blues.

Et j’ai aussi le cœur complètement soulevé à chaque fois que j’écoute le chant des supporteurs de l’Aviron Bayonnais, le plus bel hymne du rugby français (et que je vois jouer le Stade Toulousain).

La chanson Montagnes Pyrénées m’arrache des larmes.

Pareil pour Mes jeunes années, lorsque « les Pyrénées chantent au vent d’Espagne ».

Et je ne vous parle même pas de tout le reste : voir depuis la plaine toulousaine toute la chaîne des Pyrénées resplendir dans le lointain ; boire un vieil Armagnac en admirant le soleil se coucher un soir d’hiver limpide et glacé sur les collines du Gers, entre Condom et Fleurance ; découvrir la Méditerranée depuis les hauteurs de la montagne de La Clape, quand on arrive de Narbonne ; faire l’ascension tranquille du Mont Vallier dans l’Ariège…

J’ai lu récemment deux études passionnantes sur la nostalgie, ce plaisir, très légèrement teinté de tristesse, que nous éprouvons en songeant à nos bonheurs passés.

La première soulignait à quel point la nostalgie joue un rôle utile pour augmenter le sentiment que notre vie a du sens.

La seconde, plus triviale et amusante, montrait que lorsque la température extérieure est froide, nous sommes plus facilement nostalgiques ; et que ça tombe bien, parce que justement, nous laisser aller un peu à la nostalgie a tendance à nous donner une sensation de réchauffement corporel.

Ce doit être le froid de ce très long hiver, et la promesse du beau soleil d’hier, qui déclenchent en moi ce besoin de Sud-Ouest …

Illustration : un arbre que j'aime, au Pays Basque.

lundi 11 février 2013

Voyages de tristesse


Tous ces voyages où l’on va vers de la tristesse et du chagrin : visite à un proche très malade, enterrement d’un ami. La tonalité du voyage est grave, douloureuse, mais aussi étrange, lestée d’une pesanteur inhabituelle à nos vies.

Le voyage ressemble à la marche dans une forêt où aucun oiseau ne chanterait ; aucun pas n’est léger ni anodin, chacun nous rapproche de la souffrance, et de la mort, redoutée ou advenue, de la personne que l’on aime, et un peu la nôtre aussi.

Tous les détails nous touchent, toutes les rencontres sont intenses. Le visage de la réceptionniste de l’hôtel où l’on va poser sa valise, le regard de l’infirmière qui nous accueille à l’hôpital et nous indique la chambre, l’odeur du couloir, l’entrée et le premier regard. Ou le parvis de l’église, puis le son des graviers des allées du cimetière.

Faire bonne figure, ne pas ajouter de la tristesse à la détresse. Doucement sentir de quoi il est possible – peut-être nécessaire - de parler. Quels sont les bons gestes, les bons mots. Ne pas faire semblant de quoi que ce soit, mais ne pas non plus pleurer là où il faudrait consoler, ne pas non plus en rajouter dans la gravité là où il faudrait parler du ciel, du soleil, de la vie. Sentir tout cela, être intensément présent.

Chaque seconde est habitée. Chaque parole, chaque silence pèsent des tonnes. Plus rien de léger. Goût de tragique dans chaque respiration (tragique : tout ce qui nous rappelle que la souffrance et la mort ne sont jamais loin des rires et de la vie). Mélange indicible d’’états d’âme : tristesse, incrédulité, extrême sensibilité aux détails, perméabilité à tout. On respire un air venu du monde des morts, on marche au bord d’un gouffre. Et les oiseaux chantent quand même, tout autour de nous. Les nuages passent quand même dans le ciel, là-haut.

Puis le voyage de retour. Pas de soulagement, juste du répit, la pression est moins forte, peut-être. On est bousculé de souvenirs que l’on est totalement incapable d’organiser pour en faire un récit, souvenirs animaux et bruts : des images, des sons, des odeurs, des impressions, des vertiges, des d’émotions. Pas de sens à donner à tout ça, pas de sens. Juste de la souffrance ouatée, avec des pointes violentes parfois, qui nous forcent à respirer plus fort, à regarder plus attentivement tout ce qui défile par la fenêtre du train, pour nous reconnecter à la vie.

Puis la lente digestion de tout ce que l’on a vécu. Impression qu’il va être impossible ou très compliqué de reprendre le cours de son existence. Et certitude pourtant qu’on le fera. Facilement : l’action est antalgique, l’action est amnésiante. Et que cette facilité à se remettre dans la vie après avoir côtoyé le monde de la mort sera à la fois rassurante et inquiétante.

Et puis un éclat qui éclaire tout. Comme ce passage d’un livre de Christian Bobin, le poète médecin des âmes, dans ce qui me semble être son chef d’œuvre (merci Catherine), Prisonnier au berceau :

« Je compris aussi très vite que l’aide véritable ne ressemble jamais à ce que nous imaginons. Ici nous recevons une gifle, là on nous tend une branche de lilas, et c’est toujours le même ange qui distribue ses faveurs. La vie est lumineuse d’être incompréhensible. »

Et c'est la brèche où rentre le soleil...

Illustration : Un ange au violon, par Francesco Botticini ; celui qui nous envoie des gifles et du lilas ?

lundi 4 février 2013

La révélation de soi du psychothérapeute


Pendant longtemps, le modèle de relation psychothérapique issu de la psychanalyse a été dominant, tant chez les professionnels que dans l’esprit du grand public : un thérapeute était forcément un être silencieux et énigmatique, ne parlant jamais de lui, mais posant des questions ou observant le silence.

L’arrivée de nouvelles formes de thérapies a profondément remis en question ce modèle, et il est fréquent aujourd’hui qu’un thérapeute explique, réponde aux questions du patient, propose, encourage. Et, parfois, donne son avis ou parle de lui. Car la relation d’aide est un processus interpersonnel dans lequel la bonne alliance entre thérapeute et patient n’exclut pas un certain degré de complicité et d’échanges personnels, voire de révélation de soi.

La révélation de soi peut ainsi représenter un élément de la psychothérapie : le thérapeute peut par exemple exprimer ce qu’il ressent à certains moments de la séance (« J’ai l’impression qu’à propos de ce problème, il y a des choses que vous n’osez pas me dire : est-ce que je me trompe ? ») ; ou parler de ressentis qu’il partage avec son patient (« Cette inquiétude mêlée de tristesse que vous ressentez le dimanche soir, j’avoue qu’il m’arrive aussi de la ressentir. ») ; ou de carrément dévoiler certaines de ses épreuves personnelles (« Lorsque mon frère est mort, je me suis retrouvé dans un état proche de ce que vous me décrivez. »).

Mais cette révélation de soi ne marche que sous certaines conditions bien précises, qui nécessitent d’être respectées de la part du thérapeute :
– ce n’est qu’un ingrédient minoritaire parmi l’ensemble des techniques utilisées ; la thérapie n’est pas le lieu où le thérapeute parle de lui, c’est un espace de parole dédié au patient ; à ce titre, la révélation de soi joue le rôle du sel dans un plat : il en faut juste un peu ;
– le timing est centré sur le patient ; le thérapeute y a recours non pas quand lui-même ressent le besoin de parler de lui, mais quand il perçoit que le patient a besoin d’entendre une autre expérience humaine que la sienne ;
– elle n’a d’utilité et d’efficacité que dans le cadre d’une alliance thérapeutique déjà établie et bonne (sinon, elle peut être inquiétante ou déstabilisante pour le patient).

On peut noter que cette modification du style de relation en thérapie – le soignant n’est plus obligé d’adopter une position distanciée pour soigner – correspond à des évolutions sociales globales allant dans le sens de relations plus égalitaires dans tous les domaines (entreprise, enseignement, éducation…). S’agit-il d’une évolution vers des sociétés plus égalitaires et fraternelles que hiérarchisées et parentales, comme semblent le prédire certains sociologues ? L’avenir nous le dira, mais, en attendant, certains thérapeutes ont décidé d’anticiper ces évolutions dans leur manière de travailler…

Illustration : le café Freud, à Londres, en 2010.