mercredi 31 décembre 2014

Voeux



Je bavardais cet après-midi avec des amis à propos des humains qui nous inspirent au quotidien et auxquels nous voudrions ressembler.

Pour ma part, beaucoup des personnes que je croise sont à mes yeux de grandes sources d'inspiration : je laisse leurs défauts et leurs limites de côté et je me concentre sur ce qu'elles me montrent et m'apprennent de beau et de bon.

Nombre de mes lectrices et lecteurs, nombre des internautes de ces pages, m'auront ainsi touché et appris durant cette année 2014. Je les ai admirés, je m'en suis inspiré, et je les en remercie affectueusement.

Et je souhaite à tout le monde une très très belle année 2015, avec de nombreux moments de sérénité et d'amour à savourer, des moments de force et d'énergie pour changer ce qui doit l'être, en nous et autour de nous.

mardi 23 décembre 2014

Vivre ou écrire ?



La petite île de Navarino est située tout au sud du Chili, en Terre de Feu, et on peut y trouver ce qui est sans doute la ville la plus australe du monde : Puerto Williams. Il y fait rarement chaud, même en décembre ou janvier (saison la plus clémente là-bas puisque nous sommes dans l’hémisphère sud, où les saisons sont inversées) car les côtes de l’Antarctique sont à moins de 1000 km. A peu près 2200 habitants vivent là, dont un personnage étonnant, un suisse venu habiter au Chili il y a plus de 20 ans.

Après avoir roulé sa bosse, il s’est établi ici, et exerce plusieurs petits boulots locaux, comme celui de gardien de voiliers : beaucoup de riches sud-américains viennent naviguer dans l’archipel de la Terre de Feu à la belle saison, malgré les conditions climatiques rudes, car les paysages sont d'une beauté à couper le souffle. Il est aussi guide touristique : parlant couramment plusieurs langues, il est passionné par sa région d’adoption et l’histoire des indiens Yamanas qui la peuplaient autrefois. Passionné aussi par l’installation des occidentaux dans la région : il a retrouvé et fait restaurer la maison du premier missionnaire installé ici et elle est transformée aujourd’hui en petit musée. Il est à lui tout seul une encyclopédie ambulante sur tout ce qui concerne la Terre de Feu, avec beaucoup de recul et d’humour.

A la fin de la visite de l’île que nous avons effectuée avec lui, nous bavardons un peu. Comme j’ai été très intéressé par tout ce qu’il nous a raconté, de lui et de son histoire personnelle, je lui suggère, sincèrement, d’écrire ses mémoires sur tout ce qu’il a vu et vécu ici.

Il me regarde droit dans les yeux et répond sans un instant d’hésitation : « pas question ! », l’air presque agacé, comme si je venais de lui dire un truc absurde ou dérangeant. Je cherche à comprendre, à m’expliquer : « vous savez, c’est tellement passionnant tout ce que vous racontez, que ça intéresserait sûrement pas mal de lecteurs ; et ce serait aussi un document historique, une manière de préserver le souvenir de cette période où la région est en train de changer à toute allure. »

Il réfléchit quelques secondes, et me répond un peu calmé : « J’ai trop de choses intéressantes à faire de ma vie pour prendre tout le temps nécessaire à un tel bouquin. Dans ma vie d’autrefois, j’ai été libraire en Suisse. Si vous saviez le nombre de livres inutiles que j’ai vu arriver sur mes rayons, et repartir sans qu’un seul lecteur potentiel ne les ait pris et parcouru, même un bref instant ! Je m’intéresse trop à tout ce qui se passe ici, je préfère vivre qu’écrire… »

Je me sens un peu nigaud, comme toutes les fois où la vie me donne une leçon. Bien sûr qu’il a raison, s’il le sent comme ça. Bien sûr qu’à choisir, il vaut mieux vivre qu’écrire (même si on peut aussi faire les deux !). Et bien sûr que c’est une déformation professionnelle de ma part d’avoir ainsi le réflexe de vouloir transformer tout ce que j’aime en livre, pour en faire profiter d’autres personnes. Je suppose que dans la logique de mon interlocuteur, le raisonnement valable pour l’auteur s’applique aussi aux lecteurs : souvent nous avons mieux à faire dans notre vie que lire ou écrire. Vivre par exemple…

Nous nous quittons pour toujours, sur un sourire et une poignée de main. Mais le souvenir de notre échange, et de sa leçon, est encore vif en moi. Pourquoi ? Je pourrais me dégager de mon inconfort en me disant qu'il a tort, que c'est dommage, qu’on peut parfaitement vivre ET écrire, et que c’est, par exemple, ce que j’ai fait de mon mieux jusqu’à présent : il ne me semble pas avoir été un zombi de l’écriture, renonçant à la saveur du monde. Mais tout de même : si je suis si troublé, c’est qu’il a mis le doigt sur quelque chose qui m’habitait sans que j’en ai pris conscience assez clairement. Et ce quelque chose c’est que je dois, simplement, davantage vivre et un peu moins écrire…

C’est drôle cette manière dont les leçons nous arrivent souvent de l’extérieur : nous sentions bien les choses mais nous ne nous écoutions pas. Et il faut alors un petit déséquilibre, un vent venu du dehors, pour que nous comprenions enfin et que nous nous décidions à aller dans la bonne direction.

Je vous souhaite à toutes et tous de très belles fêtes, vacances, rencontres, méditations ou résolutions durant ce cœur de l’hiver. Les jours ont recommencé à s’allonger, et bientôt le printemps sera de retour : n’est-ce pas merveilleux ?

Illustration : une tranche de vie d'autrefois chez les indiens Yamanas.


vendredi 28 novembre 2014

Dieu s’en fiche



C’est un grand-père en visite chez ses enfants et petits-enfants.

Lors d’un petit déjeuner qui se passe joyeusement, il échange avec l’une de ses petites-filles, à propos de leur bonheur de se retrouver, une fois de plus, tous en famille (il est âgé et malade, et sait mieux que quiconque à quel point ces instants sont précieux).

Heureux de ce qu’il vit avec ses proches, il propose à la fillette de prier pour remercier le Seigneur, de Lui rendre grâce pour ce joyeux petit-déjeuner, pour la chance d’être encore là, tous ensemble.

Mais elle traverse une période où sa foi l’a quittée : « Grand-Père, je suis désolée, mais moi en ce moment, je ne crois pas beaucoup en Dieu ! »

Et lui du tac au tac : « Ce n’est pas grave, tu sais, Dieu s’en fiche, que tu ne croies pas en Lui, ça ne le dérange pas ! Ce qui compte, c’est que nous lui rendions grâce pour tout ce bonheur qu’il nous envoie… »

Je suis témoin silencieux de la scène, affairé autour de l’évier car je pars travailler bientôt. J’adore la pirouette du grand-père, qui témoigne de sa foi inébranlable. De sa foi de charbonnier, émouvante sinon convaincante.

Car ça n’a pas très bien marché pour ma fille, cette fois-ci, mais elle s’exécute tout de même, en riant, en joignant ses mains et en remerciant Dieu, amusée et attendrie par l’obstination bienveillante de son grand-père.

Et un vent de grâce souffle dans la pièce à cet instant.

D’où venait-il ?

Aucune idée.

Et aucune importance…

Illustration : Fillette au lapin, par Jean Dieuzaide.

mercredi 12 novembre 2014

Je ne vous vois pas



Je donnais il y a quelques mois une conférence pour une association de personnes aveugles. Le public ne me voyait donc pas, à l’exception des quelques bénévoles et accompagnants. Je me sentais un peu embarrassé par mon privilège de voyant, gêné de pouvoir regarder des personnes qui ne le peuvent pas. Mais quelle intensité d’écoute ! Tout passe par la voix, quand on ne voit pas…

Après ma conférence et la lecture de quelques passages de mon dernier livre, vient le temps des échanges. De nombreux bras se lèvent dans la salle. Et les personnes gardent longtemps leur bras en l’air, calmement, sans tourner la tête ni gesticuler pour attirer l’attention des porteurs de micros : inutile, car elles ne les voient pas.

Puis, j’entends une voix sortir des hauts parleurs, et j’ai beau balayer la salle du regard, je ne trouve pas le visage qui me parle. Alors, bêtement, spontanément, je le dis : « Où êtes-vous, je ne vous vois pas ?! » Oups, un petit rire parcourt l’assistance, et je comprends ma gaffe : personne ne voit dans cette salle, mon vieux, alors oublie un peu tes habitudes de conférenciers pour voyants !

Du coup je m’excuse, inquiet d’avoir pu leur faire de la peine, et je décide de ne pas voir moi aussi : « OK, désolé, je vais fermer les yeux et juste écouter la question, après tout, c’est surtout ça qui compte ! »

De nouveau, de petits rires parcourent la salle, mais il me semble y entendre plus de connivence que de moquerie. Et j’écoute effectivement la question les yeux fermés : aucun problème, c’est même mieux pour moi, mon écoute est mieux centrée, moins distraite par le spectacle du public, je vais mieux à l’essentiel des attentes, je devine mieux l’informulé de la question.

Drôle d’expérience… J’étais à cheval au milieu de piétons, et grâce à une petite ruade du réel, me voici le cul par terre : c’est parfait.

Le reste de la soirée se passe doucement, il me semble le vivre au ralenti, comme dans un demi-rêve : les aveugles me semblent former une compagnie plus douce que celle des voyants, et mille et un petits détails me surprennent et me touchent. Un pot amical a été organisé à l’issue de la rencontre. Je découvre comment on se déplace d’un groupe à l’autre quand on ne voit pas, comment on se sert sur un plateau de petits fours, comment tout cela est à la fois compliqué et possible. Je découvre comment un handicap amène à déployer de l’intelligence et de l’humilité.

En repartant, touché et remué, je découvre un ciel couchant magnifique, à couper le souffle. Tous ces gens ne le verront pas… Dans la rue, des petits groupes s’éloignent, souvent des couples d’amis, bras dessus, bras dessous. Alors que j’enfile mon casque de scooter, j’aperçois deux silhouettes au loin, deux copines, marchant doucement en bavardant, se tenant le bras et balayant prudemment le trottoir devant elles. Lorsque je les dépasse, je m’aperçois qu’elles sont en train de rire. J’ai envie de m’arrêter pour les embrasser. Envie de leur faire au moins un petit signe de la main ; mais non, c’est bon, j’ai déjà donné dans le registre des gaffes de voyant ! Envie de m’arrêter aussi, tant elles sont belles à regarder marcher et sourire.

Comment peut-on ne pas aimer le genre humain ?


PS : cet article a été publié dans Psychologies Magazine en septembre 2014.

Illustration : Vu dans une vitrine, par PRA.

mardi 4 novembre 2014

Le Nirvana et la statue de sel



Je participais un jour à un colloque sur la méditation et j’écoutais un ami, le moine bénédictin Benoît Billot, nous parler du Zen, dont il est un spécialiste. A un moment, il nous raconte une histoire qui me fait ouvrir très grand les oreilles : une histoire de Nirvana et de statue de sel.

Le Nirvana est un xénisme, cette importation de mots étrangers dans notre langue. Les xénismes en disent parfois long sur l’âme des peuples qui les utilisent. Par exemple, il y a en français beaucoup de xénismes pour désigner les états heureux ou agréables : être zen, cool, toucher au nirvana, etc. Les français ont-ils de si gros problèmes avec le bonheur pour qu’ils aient ainsi besoin d’importer tant de termes pour en désigner les nuances ?

Le plus drôle de l’histoire, c’est que ces xénismes sont souvent erronés : le courant Zen, par exemple, est une branche du bouddhisme très rigoureuse et exigeante, nécessitant une discipline de fer (pas du tout cool, donc). Et le Nirvana désigne un aboutissement qui est en fait un anéantissement, une dissolution de soi ; c’est très cohérent avec la quête bouddhiste de la disparition de l’ego, mais très loin de notre vision occidentale du Paradis (que nous voyons en gros comme le prolongement amélioré de notre vie ici-bas : nous y resterons nous-même, en plus jeunes et plus beaux). Et habituellement, lorsque nous découvrons la signification exacte du mot nirvana, l’idée d’une extinction définitive de notre petit ego nous est plutôt inconfortable.

C’est pour cela que j’ai adoré l’histoire de Benoît. La voici...

Imaginez que vous soyez une belle statue de sel, tellement magnifique que votre propriétaire vous a posé sur sa cheminée pour que tous ses visiteurs vous admirent. Que serait pour vous le nirvana ?

Ce serait que votre propriétaire vous dépose sur une plage, à marée basse. Et que, peu à peu, l’océan vous recouvre et vous dissolve. Que, peu à peu, tous les atomes qui se sont transitoirement assemblés pour vous donner forme, toutes les molécules de sel qui vous composent, se détachent et rejoignent l’immensité océane. Dans cette dissolution, vous trouveriez votre nirvana : ne plus être compacté en un petit ego, même admirable, mais relâché dans l’océan immense, sans identité propre mais avec une liberté immense, avec le bonheur absolu et indicible d’une molécule de sel ayant retrouvé la mer.

Ça y est : à cet instant, je comprends, je ressens, même de très loin, même sans mots, ce que peut-être le nirvana. Je suis toujours sur ma chaise, mais je n’écoute plus les débats, je suis devenu une molécule de sel, qui navigue dans la vague, sur l’écume, au soleil. Puis qui plonge dans les abysses, se fait avaler par un poisson, recracher, remonte accrochée à une méduse. Je n’ai plus de conscience, plus d’ego, plus de désirs, plus de souffrances. Bien plus heureuse que quand j’étais toute compactée et desséchée sur ma cheminée. Je me sens dans cet état étrange que j’éprouve parfois dans mes méditations : un état où je me sens en proximité totale avec tout ce qui m’entoure, sans aucune barrière, juste des liens, et un sentiment de dissolution de soi étrangement apaisant. Une bouffée, un avant-goût lointain du Nirvana…

Oups, comment ? C’est à moi de monter sur l’estrade ? Mon voisin me pousse du coude. Il doit penser que je somnolais. Non, non, je ne dormais pas, pas du tout. Au contraire, j’étais totalement présent à l’histoire ; tellement que j’étais justement en train d’atteindre le nirvana.

Illustration : Vague sur la digue, par Jean Dieuzaide, ou Yann, grand photographe toulousain.

mercredi 15 octobre 2014

En âge de mourir



Cette après-midi d’octobre 2014, je marche seul dans les bois. C’est une belle journée d’automne, les feuilles jonchent le sol, composant une harmonie de verts, de jaunes et d’ocres. Le soleil transperce régulièrement les feuillages, à chaque fois que les nuages poussés par le vent le libèrent. La lumière devient alors magnifique. Je respire avec un plaisir tranquille l’air frais et les odeurs humides. Impression d'avoir déjà vécu ces instant des milliers de fois, et je me sens pourtant ravi comme un enfant qui découvre le monde.

Je repense à une visite récente à Toulouse où j’ai vécu ma jeunesse et fait mes débuts dans la psychiatrie. Lors de ce passage de quelques jours, j’ai vécu des moments émouvants, revu d’anciens amis, d’anciens patients. J’ai appris la maladie et la mort de certains. J’ai vu des visages et des corps qui avaient vieilli, de manière inégale. Certains avaient étonnamment peu changé ; d’autres étaient marqués.

Et tout à coup, tout doucement, se lève en moi le sentiment charnel du temps qui a passé. Je ressens la présence de l’âge. Une pensée s’installe au centre de mon esprit : « je suis un humain en âge de mourir ».

Si cela m’arrive demain, on ne pourra plus dire « parti trop tôt », encore moins « fauché dans sa jeunesse », etc. On pourra juste dire que ce fut une vie un peu plus courte que la moyenne. Pour nos pays en tout cas ; car à l’échelle de la planète entière, ce serait la moyenne, ce serait le moment où ma mort cesserait pour mes proches d’être un scandale pour être juste une tristesse.

Cette pensée qui ne veut pas partir ne provoque pas de mélancolie en moi, pas de détresse. Aujourd’hui, du moins. La journée est trop belle : j’ai du temps devant moi pour marcher et savourer chaque seconde ; pas de conférence ni de cours, pas de consultations ; juste du temps pour fouler les feuilles mortes, pour réfléchir et ressentir.

Chaque instant de vie, chaque pas est comme un cadeau supplémentaire que m’offre l’existence. Peut-être que je me dis cela car mon corps, en ce moment, ne me fait pas souffrir, ni ne m’envoie de signaux inquiétants. Peut-être que ce serait plus compliqué si c’était le cas. Peut-être.

Mais pour l’instant, l’humain en âge de mourir et dont le corps ne le fait pas souffrir marche tranquillement dans un sous-bois simple et splendide, trop content de renifler et d’admirer un automne de plus.


Illustration : est-ce que ça ressemble à ça, l'arrivée dans l'au-delà ? (un atterrissage à Sud-Aviation, par le grand photographe toulousain Jean Dieuzaide).

lundi 15 septembre 2014

Marathon girl



L’autre jour, en me promenant, je tombe sur le passage du marathon de Paris. Ça, c’est un chouette spectacle ! Il suffit de se poser au bord de la route et de regarder : on voit défiler des centaines d’humains de toutes sortes, grands ou petits, minces ou ronds, à l’aise ou en souffrance. C’était au début de la course et déjà des différences de foulées se faisaient sentir : pour certaines et certains, on se demandait bien comment ils allaient réussir à parcourir les 20 ou 30 kilomètres restants, tant ils commençaient à courir de guingois.

Tout à coup, je vois passer un drôle de groupe : une dame dans une sorte de fauteuil roulant conçu pour aller vite, poussée par un monsieur et entourée par une troupe portant le même T-shirt qu’elle. Elle avait l’air toute contente de glisser ainsi au milieu de ce flot d’humains et de ces galops inégaux et heurtés.

« Pfff… C’est vraiment une drôle d’idée de se faire pousser comme ça, au sein de cette horde suante et soufflante, dans le tumulte des tambours ou des orchestres du bord de la route, les encouragements des spectateurs, les odeurs de foule et de goudron… » que je me dis. Il me semble qu’à sa place, tant qu’à ne pas pouvoir marcher ni courir, je ne me flanquerais pas là-dedans, mais je chercherai plutôt des plaisirs calmes et contemplatifs, qui ne me rappelleraient pas mes manques ni mon handicap.

Et là – merci mon cerveau ! - mon petit warning intérieur s’allume aussitôt : « Dis donc, vieux, si tu arrêtais un peu de juger ? D’abord tu n’es pas à sa place : toi tu peux marcher et courir ; alors il y a sans doute des choses qui t’échappent dans cette histoire. Et puis, elle était souriante, et apparemment contente d’être là, au milieu de ses copains qui se relayaient pour la pousser. Alors de quoi tu te mêles, avec tes deux jambes qui marchent ? Tu trouves que c’est parfois absurde ces personnes handicapés qui veulent faire comme si elles n’étaient pas handicapées ? Mais c’est peut-être exactement ce dont tu rêverais si tu étais dans leur cas… »

Ça y est, je ne suis plus sur le même registre, je le sens. Je ne suis plus un spectateur qui juge paresseusement et à distance, de haut. Je suis redevenu humain, et je cherche à rentrer dans le cœur de la dame poussée. « Ouvre les yeux, mon vieux ! C’est bon ? Tu vois ce qu’il faut voir ? Juste une personne paralysée heureuse de se sentir aimée par ses amis, qui se régale d’être trimballée dans cette kermesse distrayante. Chaque fois qu’un proche (ou un collègue de travail, peut-être) pousse son chariot, il lui dit à sa façon qu’il l’aime bien, et que la fatigue supplémentaire ne lui pèse pas mais lui réjouit le cœur. Comme à chaque fois qu’on donne quelque chose à quelqu’un qui ne pourrait jamais se le procurer seul. »

Ouh la la ! Je commence à renifler. Ça fait maintenant plusieurs minutes que la dame et ses amis ont disparu et je suis là en train de m’attendrir tout seul, comme un vieux fou aux yeux humides et dans le vague, en train de m’émouvoir sur cette humanité incroyable, capable de courir jusqu’à souffrir, de faire des effort où se rejoignent la tendresse (on t’aime, on te pousse, avec nous, partout) et l’inutilité (franchement, courir en rond sur du goudron…). Je respire un peu plus fort, moi qui ne cours pas ce jour-là. Je souris. J’espère que la dame est très heureuse. Et ses amis aussi.


PS : ce billet a été publié dans ma chronique "Séquence émotions" du magazine Psychologies en juin 2014.

samedi 6 septembre 2014

Mourir ou guérir ?


Une petite fille (12 ans) à qui son père annonce que sa grand-mère est malade : elle a du être hospitalisée, et ne pourra pas recevoir ses petits-enfants comme prévu lors des vacances scolaires.

Réponse immédiate : « Elle va mourir ou elle va guérir ? »

Le papa est un peu interloqué par la rapidité et la gravité de la question. Mais c’est comme ça dans la tête de la petite fille : elle sait parfaitement qu’au-delà d’un certain âge, les problèmes de santé ne sont plus toujours anodins. Elle le sait d’autant mieux que son grand-père est mort il y a trois ans. Après avoir été malade et hospitalisé, après avoir du annuler des séjours de vacances. Elle connaît la chanson.

Et puis de toute façon, elle est trop grande pour qu’on lui raconte des bobards. Alors le papa répond de la manière la plus franche possible : « Non, je pense qu’elle va guérir. Et je l’espère vraiment. Mais tu sais, un jour, elle va mourir. Comme tout le monde. Personne ne sait quand : ni elle, ni moi, ni ses docteurs. C’est pour ça que c’est important de la voir à chaque fois qu’on peut, et d’être contents de l’avoir encore avec nous. »

Que peut-il dire d’autre sans mentir ?

Le papa n'a pas rajouté ce qu'il pensait alors : "Tu sais, moi aussi je vais mourir, et toi aussi, un jour. C'est pour ça qu'il faut nous réjouir de vivre et nous aimer de toutes nos forces."

Mais il est sûr que sa fille l'a pensé toute seule. Inutile d'enfoncer le clou. Et il sent que la dose de gravité supportable a été atteinte dans leur discussion, et qu'il faut prendre un peu de temps pour digérer tout ça. Alors, après un moment de silence, il fait une petite blague à sa fille, pour la faire sourire. Et parce qu'il se sent lui même un peu perturbé...

Illustration : L'esprit des bois, par Odilon Redon, 1880.

lundi 1 septembre 2014

Les beaux jours



Il y a chez nous une vieille boîte de bonbons en métal comme on en faisait autrefois. Sur son couvercle est inscrit : "Que les beaux jours sont courts". Elle est posée sur un coin de cheminée depuis des années et je réalise aujourd'hui même en l'observant qu'elle a longtemps été comme un miroir de mes émotions et un baromètre de mes progrès mentaux.

Autrefois, la contempler me donnait volontiers le cafard : "C'est vrai que les beaux jours sont courts ; c'est vrai et c'est triste ; la vie passe si vite..."

Puis, j'ai peu à peu changé, et ce n'est plus du cafard que j'éprouvais en la regardant mais un peu de nostalgie, un sentiment plus doux : "C'est vrai que tout ce qui est bon passe si vite ! Ça donne un peu le vertige. Mais c'est déjà bien de l'avoir vécu. Et c'est mieux d'avoir de beaux jours passés à regretter que n'avoir pas vécu de beaux jours du tout..."

Aujourd'hui, j'aime bien regarder la vieille boîte : elle me rappelle que j'ai vécu de belles choses, et qu'il m'en reste probablement d'autres à vivre. Mon oeil n'est plus inquiété par le mot "courts" mais ému par le mot "beaux". Et mon esprit est aujourd'hui capable de percevoir, sans que je ne me force, que ce qui importe désormais, c'est que les beaux jours sont encore plus beaux qu'ils ne sont courts.

La petite phrase de la boîte me motive à savourer encore plus fort l'existence, bien plus qu'à la regretter. Puisse-t-elle avoir encore très très longtemps cet effet sur moi.

Belle rentrée - et beaux jours - à toutes et tous !

PS : l'espace des commentaires reste fermé, pour que nous passions les uns et les autres moins de temps sur nos écrans et davantage à savourer la vie...

mardi 1 juillet 2014

La beauté du monde



Voici venu le temps de décrocher de nos écrans, et de nous tourner vers la beauté du monde. Le temps de regarder passer les nuages, déferler les vagues, verdoyer la campagne. Le temps d'admirer les montagnes posées juste sous le ciel. Le temps aussi de s'allonger au sol et d'aimer le tout petit, le microscopique, que l'on ne voit ni ne regarde jamais.

Merci à toutes et tous d'avoir accompagné ce blog de vos commentaires et de votre engagement.

Je vous souhaite un très bel été, et nous nous retrouvons, je l'espère, cet automne.

PS : l'espace des commentaires sera fermé durant l'été.

Illustration : grains de sable au microscope, par Gary Greenberg.

mercredi 25 juin 2014

"Je suis dans le monde, baby !"



J’aime bien que les détails du quotidien me bousculent, me forcent à réfléchir, à ressentir et à observer plus attentivement ma vie.

L’autre soir, mon épouse était absente et j’étais chargé de m’occuper du repas familial. Deux de nos filles étaient déjà revenues à la maison et me disaient vouloir manger pas trop tard : elles avaient faim et se levaient tôt le lendemain. Mais la troisième n’était pas encore là, restée sans doute travailler ou bavarder avec des copines (ou des copains…).

Je lui envoie alors un SMS pour savoir à quoi m’en tenir : « Nous dînons bientôt, tu es où ? » Quelques secondes plus tard, la réponse m’arrive : « Je suis dans le Monde, baby !!! » Un message tout à fait dans le genre de ma deuxième fille, qui aime bien la vie et l’humour.

Je ne suis pas pressé ni stressé ce soir-là, tranquille dans la cuisine. Alors, je prends le temps d’observer l’effet de son message ; car je ressens bien qu’il fait naître à mon esprit des états d’âme variés. En gros, je suis surtout amusé (à 70%) ; mais avec un petit zeste d’agacement lié à l’absence de réponse claire sur son horaire de retour (5%) ; et puis, je m’aperçois que je ressens aussi un fond de perplexité (25%). C’est ce dernier ingrédient qui m’intéresse à cet instant.

La perplexité, c’est ce ressenti d'indécision et d'incertitude face à une situation inédite, pour laquelle nous n’avons ni expérience ni habitude, et donc pas de réponse toute faite. Nous considérons donc souvent ce sentiment comme plutôt inconfortable. Mais si on y regarde de plus près, la perplexité est un état d’âme qui appartient à la famille de la surprise, donc sans tonalité agréable ou désagréable a priori. Nous devrions même, si nous étions des sages, aimer la perplexité, qui annonce la rencontre avec quelque chose de neuf.
C’est mon cas ce jour-là. Je suis de bonne humeur, j’ai du temps devant moi, la journée a été calme : alors, je suis content de me sentir perplexe, content de prendre le temps d’observer et de décrypter tranquillement ce que je ressens.

Et je prends alors la mesure de tout ce que véhicule le message de ma fille. Elle me dit en fait, en quelques mots drôles : « Papa, j’ai plus de 18 ans maintenant. Je veux profiter de la vie, courir le monde. La maison et les repas à l’heure, ce n’est plus au centre de mon univers, comme quand j’étais petite. Tout ça, c’est en train de changer gentiment. Je suis en train de devenir adulte, et toi de devenir un vieux papa sympa. C’est comme ça la vie, baby…»

Voilà ce que me dit son petit message. Ou voilà du moins ce que j’y lis. Et même si ma fille n’a pas eu conscience de me dire tout cela, je sais que c’est là, et que cette manière de me répondre en me chambrant gentiment est sa façon de me le rappeler.
Je souris tout seul dans la cuisine, au milieu des carottes et des casseroles. Plus de perplexité. Juste de la nostalgie et un bonheur calme. Tiens, un nouveau SMS. C’est la suite : « TKT. Je suis dans le métro, à la maison dans 10 mn. » Finalement, le Monde n’est pas si vaste ! Allez, vite, qu’est-ce que je vais faire à manger ce soir ?

PS : une version brève de ce billet a été publiée dans le magazine Psychologies du mois de mai 2014.

Illustration : une maman attendant le retour de ses enfants partis explorer le monde (photographie de Pierre Assouline).

mercredi 18 juin 2014

Soirée poésie



Je suis allé hier soir écouter l'ami Christian Bobin, qui parlait de poésie à ses lecteurs, à propos de son dernier livre, La Grande vie.

Ravissement comme toujours de le voir en plein travail : il ne prépare pas grand chose, et s’abandonne à son inspiration. Mais ce n’est pas de la paresse, juste du professionnalisme et du respect de son public : il ne veut pas jouer au poète qui se répète en connaissant ses effets.

Il avait tout de même apporté quelques textes originaux qu’il nous a lus. Et puis, après 20 minutes, il n’avait plus rien à lire. Alors il s’est mis à rire de lui et nous a dit : « Les amis, je crois que j’ai presque fini tout mon pain ! Si vous avez des questions, même incomplètes, mêmes imparfaites, ça va bien m’arranger ! » Pas de souci, des questions il y en avait, beaucoup...

Il nous a parlé, comme toujours, du pouvoir consolateur ou destructeur de la parole adressée à autrui : « D’un seul mot, quelqu’un peut nous attraper par la main et nous conduire en enfer. »

Il nous a raconté comment il fallait se rapprocher d’une parole libérée du souci de plaire, mais non de celui de toucher.

Il nous a chanté le génie de son idole, le poète Jean Grosjean, qui écrivit un jour cette phrase à la force inépuisable : « Le passé est imprévisible ».

A un moment, alors qu'il essayait de nous décrire comment son écriture se faisait parfois sans lui, une lectrice est venue à son secours et lui a fait une suggestion, et il l’a reprise avec un grand sourire : « C’est ça ! quand j’écris, certaines de mes phrases arrivent avant moi ! »

Puis il s’est prêté à l’exercice des dédicaces, dont il a le génie : toujours poétiques et personnelles. Pendant ce temps, quelques uns de ses lecteurs sont venus me parler pour me dire qu’ils aimaient aussi mes livres.

Une dame observait la scène et alors que je repartais sur mon vélo, dans la belle lumière de ce soir de juin, elle vient me dire gentiment : « Vous n’en avez pas marre qu’on vienne vous demander des choses, même quand vous essayez de vous cacher dans le public ? »

Non, je n’en ai jamais marre. Parfois, quand je suis fatigué, je préférerai être oublié dans mon coin. Parfois aussi ça me fait grand plaisir, ça me touche, et peut-être aussi que ça me flatte. Mais je n’en ai jamais marre. Parce que je sais que derrière chacune de ces démarches, il y a soit de l’affection – on vient me dire qu’on m’aime et qu’on aime mon travail, soit de la détresse – on vient me dire qu’on souffre et me demander une aide.

Et, pour des raisons bien différentes, on ne peut, on ne doit, jamais avoir marre de l’amour ou de la souffrance.

Illustration : Cancale en hiver, PRA.

mardi 10 juin 2014

Petit garçon calme



L’autre jour, l’ancienne baby-sitter de nos enfants, lorsqu’ils étaient petits, est venue nous rendre visite. Elle a terminé ses études, et elle est aujourd’hui devenue elle-même maman d’un petit garçon de 4 ans. En la revoyant en mère de famille, nous ressentons l’émotion du temps qui passe, émotion à la fois agréable (la vie suit son cours, harmonieusement et logiquement, et nous sommes heureux de la voir devenue adulte et heureuse) et déstabilisante (comment ? déjà ? mais si elle a tant changé, alors c’est la même chose pour nous !?).

Nous nous donnons tous de nos nouvelles, puis elle se lance dans une grande conversation avec mon épouse, une conversation complice de femmes dont je m’écarte peu à peu. Son fils joue tranquillement dans un coin du salon. Et je l’observe attentivement et discrètement, car ce petit bonhomme attire ma curiosité. Il est calme, mais pas timide. Il est présent (il dialogue, répond, raconte, observe) mais pas envahissant (il reste à sa place, n’interrompt pas les adultes, ne nous impose aucun caprice ni pleurs durant ses deux heures de présence à la maison). Simplement, il joue, il bouquine, il explore les lieux. Parfois il chantonne, regarde à la fenêtre. Il est apparemment capable d’être à la fois heureux et tranquille, ce qui est un mélange pas si fréquent chez les jeunes enfants, chez qui le bonheur est souvent associé à de l’excitation.

Je me mets à penser alors que, récemment, nous avons reçu d’autres enfants de son âge, ou à peu près. Ils étaient très mignons, souvent charmants, mais bien différents. Soit ils étaient calmes parce que timides, restant accrochés à leurs parents, et réclamant beaucoup d’attention de manière discrète. Soit ils étaient envahissants, voulant attirer les regards sur eux, et en cas d’insuccès faisant rapidement quelques bêtises ou quelques caprices (méthode efficace pour se replacer au centre de l’intérêt des adultes !). Rien de méchant, mais tout à fait autre chose que ce que j’observe en ce moment. C’est pour cela que le petit garçon d’aujourd’hui me frappe : il est différent de beaucoup des enfants de son âge, plus habitués à parler fort, à attirer l’attention des adultes, à solliciter leur regard.

Ce n’est pas leur faute : ce sont nos enfants, c’est nous qui les avons éduqués et peut-être les avons beaucoup aimés mais pas assez cadrés ? Ce sont aussi les enfants de notre société, qui les valorise peut-être trop, leur fait peut-être une place trop grande pour eux, place qu’ils se sentent obligés d’occuper, mais qui ne leur fait pas de bien. Autrefois, les enfants devaient se tenir tranquilles, et ne pas déranger les adultes. En France on disait « être sage comme une image ». L’enfant idéal était un enfant calme et obéissant. C’était bien pour les adultes qui voulaient la paix, et étouffant sans doute pour certains gamins.

Aujourd’hui nous aimons tellement les enfants que je me demande parfois si nous ne leur accordons pas trop de place ? C’est toujours une joie de découvrir des enfants que nous ne connaissions pas, ou de retrouver ceux que nous connaissons bien. Et c’est normal que nous leur montrions notre bienveillance, notre intérêt, notre amour. Mais n’en faisons-nous parfois pas trop ? On peut se le demander, et cela soulève deux problèmes. Le premier, c’est que cela met trop de pression sur eux : les jeunes enfants ont du mal à s’auto-réguler, et si on commence par trop ou trop longtemps s’intéresser à eux, par trop les célébrer, ils vont très vite se sentir obligés de se comporter comme de petites stars, narcissiques et capricieuses. Le deuxième problème, c’est que trop les valoriser, trop les habituer à être au centre, cela peut leur donner du du mal à se mettre à l’écoute des autres, à respecter les règles de la vie de groupe, à observer et comprendre le monde, et les amener à toujours s’attendre à ce que l’on se presse vers eux pour les admirer et les célébrer. La vie se chargera de leur apprendre que ce n’est pas toujours possible ; mais pour certains la leçon sera douloureuse.

Je regarde à nouveau le petit garçon. Il a l’air bien dans sa peau, autonome et curieux, capable d’échanger avec les adultes, mais sans dépendre de leur regard ni de leur présence pour vivre sa vie. Sa maman est aujourd’hui psychologue. Est-ce cela, le secret ? Est-ce que ses études et son savoir lui ont permis d’éviter certaines erreurs éducatives ? Je n’en suis pas sûr, car beaucoup d’enfants de mes confrères (et peut-être les miens) ne sont pas comme lui (on dit même parfois que les rejetons des psys sont les pires).

Mais l’heure a tourné, et voici le moment de nous quitter. Cela a passé si vite ! Quand le petit garçon et sa maman s’en vont, je le prend dans mes bras et l’embrasse en lui disant un au-revoir sincère (pour certains autres jeunes visiteurs, j’espère parfois que c’est un adieu…). En tout cas, je suis curieux de voir l’adulte qu’il deviendra. Je suis sûr qu’il sera le même : discret, intelligent, sociable et autonome.


Illustration : un petit garçon peint par Brueghel, calme pour d'autres raisons...

vendredi 16 mai 2014

Juste un sourire



C’est drôle, je viens il y a quelques instants de recevoir un colis par coursier. Ce sont des livres car je participe bientôt à une émission littéraire et la coutume – sympathique et utile – est de lire, ou au moins de parcourir, les ouvrages des autres invités.

Fin de journée, fin de semaine, boulot difficile, ou je ne sais quoi, mais le pauvre coursier a l’air un peu fatigué, le visage tendu sous son casque.

Je l’accueille aussi gentiment que possible, et alors qu’il me donne les livres, je lui demande si une signature est nécessaire. Il me répond alors : « non, juste un sourire, ça me va ! »

Nous rions tous les deux de sa répartie et échangeons quelques mots. Puis il repart vers d’autres courses et d’autres visages plus ou moins souriants.

J’aime bien ces petits rappels de l’essentiel : qui que tu sois, quoi que tu fasses, qui que tu croises, regarde dans les yeux, parle et souris.

Tu auras ainsi fait un peu de bien à l’autre.

Tu auras fait à cet instant une part du boulot qui t'incombe, pour rendre le monde un peu plus doux à vivre et un peu plus humain, une part de ta mission.

C'est tout.

Tu peux sourire une dernière fois au coursier, relever la tête et sourire encore aux nuages qui passent.

Que le ciel du soir est beau depuis quelques jours !


Illustration : un café où l'on pratique des tarifs dégressifs pour les clients sympas ; pas mal, non ? Mais on peut aussi le faire gratuitement, juste pour le plaisir, le nôtre et celui de la serveuse ou du serveur...

mardi 22 avril 2014

Se parler à soi-même



L’autre jour, un artisan est venu effectuer une réparation chez nous. Après lui avoir expliqué les soucis, je le laisse travailler tranquillement, travaillant moi-même dans la pièce voisine. Et au bout d’un moment, je l’entends parler...

J’écoute plus attentivement : ce n’est pas une conversation téléphonique, il se parle simplement à lui-même, en commentant ce qu’il fait, ou va faire. J’ai souvent remarqué ce petit phénomène chez les artisans, les bricoleurs ou les jardiniers, travailleurs manuels : est-ce pour mieux rester concentrés ? Pour se sentir moins seuls ? Je ne leur ai jamais posé la question…

En tout cas, je me souviens que Platon faisait dire à Socrate, dans son dialogue du Théétète, que la pensée correspond à "une discussion que l'âme elle-même poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu'il lui arrive d'examiner". Alors, rien d’illogique dans ce soliloque : certains humains ont pris l’habitude de se parler pour mieux penser, ou pour centrer et stabiliser leurs pensées. Un peu comme on peut écrire pour clarifier ses pensées (qui restent souvent floues tant qu’elles sont contenues dans notre seule cervelle).

Quoi qu’il en soit, depuis Platon, nous avons aussi pris la bonne habitude de compléter et d’enrichir la réflexion philosophique sur le fonctionnement de l’esprit par des recherches scientifiques. Ainsi, nous savons aujourd’hui que les « auto-verbalisations » ces paroles que nous nous adressons clairement et délibérément à nous-mêmes (que ce soit à voix haute, comme le monsieur de mon histoire, ou intérieurement, in petto) représentent une composante importante des mécanismes d’auto-régulation, autrement dit, de la manière dont nous nous organisons pour limiter l’impact du stress.

Et tout récemment, des chercheurs se sont aussi demandé si la manière dont nous nous parlons influence l’efficacité de cette régulation intérieure : par exemple, existe-t-il une différence entre le fait de se dire « je » (« je vais y arriver ») ou de se dire « tu » (« tu vas y arriver ») ?

Leur étude plaçait les volontaires (près de 600 au total) dans différentes situations qui provoquaient des activations émotionnelles (repenser à des mauvais moments de son existence, faire un exposé en public sans avoir le temps de le préparer, etc.). Et après tirage au sort, on recommandait à certains de traverser les situations soit en se disant « je » (« je me suis dit que je n’en suis pas capable… ») soit en se disant « tu » (« tu peux le faire ») ou en parlant à la troisième personne (« dans cette situation, il va se dire quoi, Christophe ? »).

Les résultats étaient nets : ne pas se dire « je » mais utiliser plutôt le « tu » ou même le « il ou elle » permettait davantage de recul, et une moindre élévation du stress, que ce soit avant, pendant ou après la situation émotionnellement remuante. Logique après tout : se dire « tu » c’est un peu comme avoir un ami dans sa tête qui examine avec nous la situation. Et se dire « il ou elle » c’est un peu comme coacher une tierce personne, dont on accompagne les difficultés mais sans être perturbé par les ressentis émotionnels.

Tout cela confirme comment de tout petits détails peuvent améliorer notre façon de traverser les difficultés.

Mais en vérité, ce qui m’a le plus amusé dans l’article, c’est l’anecdote par laquelle les auteurs commençaient, pour justifier leur curiosité et leur étude. C’était, à propos donc du fait de parler de soi à la troisième personne dans les situations compliquées, une anecdote concernant un célèbre basketteur américain, LeBron James.

Ce dernier, formé au sein du club de Cleveland, avait été courtisé par un autre club plus riche (Miami), et se demandait s’il devait quitter un club qui l’avait révélé et où il se sentait bien, pour aller chercher ailleurs plus d’argent ou un meilleur niveau de jeu : ce n’était pas si facile pour lui de trancher. Et voilà comment il racontait, lors d’une interview, sa manière à lui de faire : « Je ne voulais pas prendre ma décision sous le coup de l’émotion. Alors je me suis demandé ce qui serait bon pour LeBron James, et ce qui le rendrait plus heureux… »

A appliquer lors de nos prochains grands dilemmes existentiels ?

Illustration : un métier (disparu aujourd'hui) dans lequel on devait souvent se parler à soi-même : gardien de phare...

lundi 31 mars 2014

Pas Maman !



C’est une petite fille très agacée contre sa mère, et qui se confie à son père. Elle lui dit :
« - Tu sais, j’ai remarqué, quand je suis en colère contre maman, je ne veux plus lui dire “maman“, je ne veux plus l’appeler comme ça.
- Et pourquoi ? demande le papa.
- Parce que je ne l’aime plus, alors je ne veux plus lui dire “maman“ ! Parce que “maman“ c’est gentil, et c’est pour quand je l’aime !
- Je vois, répond le papa, mais alors, tu voudrais l’appeler comment dans ces moments ?
- Eh bien je ne sais pas, je n’ai pas envie de lui parler, pas envie de l’appeler ! Alors, je ne l’appelle pas, je lui parle sans dire son nom, sans rien ! »

Le papa sourit, en espérant que le conflit sera bientôt passé. Il pense à la charge affective des mots, et notamment des mots par lesquels nous désignons et appelons nos proches. Il se souvient de cet oncle et de cette tante qui se disputaient souvent, quand il était enfant lui-même et qu’il vivait chez eux. Lorsqu’ils étaient fâchés et qu’ils devaient faire une phrase mentionnant leur conjoint si agaçant, ils l’appelaient « l’autre » : « l’autre m’a dit que… », « l’autre m’a encore fait ceci ou cela… » Et toute la famille comprenait que ça chauffait entre eux.

Il se souvient aussi que dans sa famille, on utilisait rarement les prénoms officiels. Tout le monde portait un surnom affectueux ; comme s’il ne fallait pas user le vrai prénom (et de même, on n’usait pas, dans cette famille modeste, les habits neufs, qu’on réservait aux cérémonies et sorties dans le monde).

Lorsque nous nous aimons, nous utilisons nos prénoms ou nos petits noms tendres. Et quand nous ne nous aimons plus, il nous semble que continuer à les utiliser serait mentir, ou peut-être les salir. Ou trop se rapprocher de « l’autre », entrer avec lui dans une intimité dont, à ce moment du moins, nous ne voulons plus. Ce mot qui a porté notre amour ne peut pas porter aussi notre ressentiment. Pas lui. Il nous en faut un autre. Ou pas de mot du tout. Pour montrer qu’il n’y a plus d’amour, nous ne voulons plus utiliser les mots qui servaient à l’amour.

Au fait, ça s’est fini, pour la petite fille et sa mère ?

Bien, évidemment ; comme toujours entre elles.

Les conflits et leurs résolutions font partie de notre histoire et de notre éducation à ce qu’est une relation humaine. L’amour est donc revenu, et les « maman, maman ! » ont recommencé à résonner dans la maison. Un peu trop certains jours, au gré de la maman, qui trouve qu’au nom de l’amour, sa fille lui en demande beaucoup.

Mais être sollicité, n’est-ce pas, parfois, une façon d'être aimé ?

Illustration : Une maman et son fils, dans les rues de Paris. Street Art, par l'excellent Henri Zerdoun.



mercredi 5 mars 2014

Héros positifs


J’ai beau être psy, je n’ai pas toujours une conscience exhaustive de tout ce qui m’a construit et me motive à m’engager sur telle ou telle voie dans ma vie d’adulte. Même s’il me semble être à peu près au clair avec moi-même, j’ai régulièrement des prises de conscience surprenantes sur ce qui m’a construit.

Par exemple, ma motivation pour la psychologie positive, et mon aversion pour les propos qui critiquent les bonnes intentions, la gentillesse, etc. J’ai pourtant fait mes études de médecine et de psychiatrie à une époque où ce n’était pas du tout « tendance » et où on aimait bien dénigrer les bons sentiments. Je faisais semblant moi aussi, parfois. Mais je me sentais toujours mal là-dedans, et quelque chose en moi me faisait irrémédiablement préférer les gentils, et les trouver non pas plus niais mais plus intelligents que les malotrus égoïstes.

Et l’autre jour, j’ai compris un bout de cette motivation. C’était dans une librairie, où je suis tombé en arrêt devant un gros bouquin consacré à l’histoire du journal pour enfants, Pif le Chien.



Je le feuillette, et tout à coup je me sens chavirer : tous mes héros d’enfance sont là ! Je revois mon grand-père, militant communiste, m’offrir chaque semaine mon exemplaire de Vaillant, devenu ensuite Pif-Gadget. Il ne me faisait jamais de la morale, mais à mes yeux il l’incarnait. Je revois nos promenades en solex, sans casque à l’époque, moi installé debout dans l’espace entre ses bras, accroché au guidon.



Je découvrais à l’époque Rahan, l’homme préhistorique qui protégeait les faibles aux temps des « âges farouches ». Docteur Justice qui parcourait le monde pour – comme son nom l’annonçait - corriger les injustices. Teddy Ted, Ragnar, Nasdine Hodja… Tous véhiculaient une vision du monde fraternelle et égalitaire, un engagement simple pour le bien.

Je feuillette l’album et je réalise soudain que ces héros m’ont nourri au-delà de ce que j’imaginais. Non pas que je sois aussi fort, généreux ou courageux qu’eux : j’en suis loin, très loin, vraiment. Mais en ce que ce j’adhère totalement, sans malice ni méfiance, à leur discours : ce monde n’est pas vivable sans idéaux ni bonnes intentions.

On peut s’en moquer et ricaner. Mais je m’en fiche : ces héros généreux et altruistes représentaient pour moi la ligne d’horizon. Il me reste encore à marcher beaucoup, mais je sais que c’est par là que je veux aller, que je dois aller. Surtout pas du côté opposé : négativisme, cynisme ou médisance. Comment fait-on pour respirer là-dedans ?

lundi 24 février 2014

L’impermanence et l’éternité



C’est lors d’une consultation avec une patiente.

Elle me raconte ses difficultés récentes, et nous sommes en train de réfléchir à l’impact qu’a eu sur elle un conflit avec son compagnon. Ils se sont chamaillés sur des détails sans guère d’importance, il me semble, et je les ai oubliés à l’instant où j’écris ces lignes. Mais la dispute l’a plongée dans une forte inquiétude, une tension disproportionnée par rapport à l’enjeu. Elle me raconte la scène.

Elle m’explique qu’elle était en train de se faire embarquer, après leur échange agité, dans des pensées anxieuses typiques, marquées par l’amplification et le pessimisme (et explicables par son histoire personnelle) : « notre relation est foutue, il ne changera jamais ; et moi je suis faite pour vivre seule, personne ne peut me supporter ; et je suis trop fragile pour supporter ces tensions… »

A ce moment, elle se souvient de tout le travail que nous avons accompli depuis quelques années, la thérapie cognitive, la méditation… Elle reprend alors conscience que ses pensées sont juste des pensées, un peu vraies, un peu fausses, et qu’en fait, à cet instant, elle ne peut pas savoir ce que va devenir son couple, malgré tout ce que lui clament toutes ces (mauvaises) pensées.

Alors, elle arrive à revenir dans le réel, à s’arracher aux pseudo-certitudes qui tournent dans sa tête et ne sont que des tentatives de son passé pour reprendre le pouvoir. Elle arrive à se dire : « Ça va, c’est juste un conflit, un mauvais moment, comme il y en a dans tous les couples. C’est pénible, et ça te fait souffrir, et ça te fait peur, mais ce n’est qu’un conflit. Tu verras plus tard, quand tes émotions seront retombées, quelles conclusions en tirer. Pour le moment, elles embrouillent tout, elles aspirent à ton esprit des pensées d’autrefois. N’aggrave pas, et reste dans le lien, reste dans le réel. »

À ce moment, c’est gagné. Elle est arrivée à passer du virtuel (ses peurs et ses scénarios catastrophe) au réel (son problème, juste le conflit). Et le réel est un bien meilleur endroit d'où comprendre et agir. D’ailleurs, le seul endroit d'où agir sur le réel, c’est le réel ! Encore faut-il y rester ancré.

Dans le virtuel, nos problèmes sont éternels : conflit = incompatibilité = divorce = solitude pour toujours. Alors pleurer et se soucier et se déchirer...
Dans le réel, ils sont passagers : conflit = trou d’air dans la vie de couple, et voilà tout. Alors, comme en avion, respirer, s’accrocher, ne pas s’affoler et voir la suite...

Cette tendance à l’éternel dans nos mondes virtuels, ce rappel que tout passe dans le monde réel, ça me rappelle l’impermanence de la philosophie bouddhiste : le bonheur, comme le malheur, disparaîtront. Que nous nous en inquiétions ou pas. L’accepter ne rend pas indifférent mais sage. Et ma patiente, ce jour-là, se donne et me donne, une leçon sur la compréhension de l’impermanence : rester dans le conflit avant d’en faire une guerre atomique ou un divorce.

Sourire et gratitude. Quelle chance j’ai de faire ce boulot depuis 35 ans !

Illustration : "Chéri, tu as l'air un peu fâché. Tu es dans l'impermanence ou dans l'éternité ?" (Jupiter et Thétis, par Ingres).

lundi 10 février 2014

Prendre ta douleur




L’autre jour, une idée bizarre et saugrenue m’a traversé l’esprit.

J’étais en train de ranger vite fait la cuisine avant de partir travailler, et je tombe sur un verre de médicament abandonné par une de mes filles, qui avait à ce moment une infection dentaire. Je contemple le liquide blanc qu’elle a oublié d’avaler, dans sa hâte de partir au lycée, en train de sédimenter tristement (c’est une poudre antibiotique diluée).

Et, dans le silence de la pièce vide, j’entends dans ma tête : « Dommage que tu ne puisses pas le boire à sa place ». Oui, c’est exactement ce que je suis en train de ressentir ! Je suis sûr d’avoir perçu ma main se diriger vers le verre.

Comme beaucoup de parents (enfin, il me semble) j’ai toujours, devant mes enfants malades, le désir viscéral de prendre leur maladie, de souffrir à leur place, pour leur épargner totalement la douleur. Mais ça ne marche pas, et ça ne serait peut-être pas une si bonne idée de pouvoir vraiment le faire (comment se débrouilleraient-ils lorsque nous ne serions plus là ?).

Alors, nous avons la douceur, la compassion, la présence, pour atténuer la douleur de nos proches et des personnes que nous croisons et qui souffrent.

Mais le désir de souffrir pour l’autre est universel ; le désir de prendre au moins un bout de sa souffrance, quand celle-ci est terrible, est présent au cœur de chacun de nous. Tout seul dans la cuisine pleine de silence et de fantômes, j’entends maintenant résonner dans mon cerveau cette chanson de l’excellentissime Camille, Prendre ta douleur :

« Lève toi c'est décidé,
Laisse moi te remplacer,
Je vais prendre ta douleur.

Doucement sans faire de bruit,
Comme on réveille la pluie,
Je vais prendre ta douleur… »

Il fait gris et froid ce matin-là. Me voilà connecté, conscience ouverte, à toutes les souffrances humaines. Ma poitrine se serre. Je ne serai jamais à la hauteur : trop fragile, trop égoïste, trop débordé déjà par mes propres douleurs et celles de mes proches.

Je m’approche de la fenêtre pour regarder le ciel chargé et reprendre un peu de forces. Je respire, je souris, je me dis que je vais faire ça par petits bouts, et qu’on verra bien. Je me répète mon bon vieux mantra « Fais de ton mieux et n’oublie pas d’être heureux. » Parce que si tu es malheureux, tu aideras moins bien... Allez vieux, ça va aller. Et ce soir, n’oublie pas non plus de parler à ta fille pour lui rappeler qu’un traitement, ça ne se contemple pas, ça s’avale.

Illustration : Camille. Pour les paroles intégrales de la chanson : ici.





jeudi 30 janvier 2014

Sourire tout seul dans la nuit



Je n’arrête pas de travailler. Aucun mérite : j’aime ça. Je ne parle pas ici du travail « officiel », de médecin, de conférencier, d’écrivain. Non, du travail d’humain : comprendre comment je fonctionne, pourquoi je déconne (parfois), et m’efforcer de m’améliorer et de progresser.

Je ne me lasse jamais de ces efforts parce qu’ils sont intéressants, qu’ils me rendent plus heureux et qu’ils rendent mes proches plus heureux (je suis moins casse-pied et je leur donne mieux ce qu’il y a de bon en moi).

Bon. Alors voici les dernières nouvelles du boulot : depuis quelque temps, j’arrive à sourire la nuit, dans le noir, dans mon lit, quand tout le monde dort dans la maison. À sourire pour de vrai, à faire sourire tout mon corps et mon cerveau, même quand des soucis me gênent pour m’endormir, ou m’ont réveillé.

En général, je dors plutôt bien. Pour m’y aider, je fais d’ailleurs un peu de « détox du stress » quand je me mets au lit, avant même de chercher à dormir : je repense aux bons moments de la journée (et si la journée a été dure, je cherche les tout petits bons moments, les micro-bonheurs qui ont eu lieu malgré tout), je médite en pleine conscience (juste être là, présent à mon corps et mon souffle, sans attente et sans jugement). En faisant tout cela, je relâche les adhérences de mon esprit aux soucis : ils sont toujours là, mais n’accrochent plus aussi fort à mes pensées. Et en général, je m’endors plutôt facilement.

Mais ça ne marche pas toujours. Parfois le sommeil tarde à venir, parfois je me réveille au milieu de la nuit.

Alors je respire et je souris. Je prends le temps d'observer comment le sourire prend naissance et chemine en moi. Un vrai sourire, que personne ne peut voir mais que je sens parfaitement, un sourire du dehors (du visage) et du dedans (du cerveau). Doux et discret, mais vrai. Pas question de se mentir à soi-même.

Je souris à ce qui est là, à l’insomnie et à la vie. Je souris à toute mon existence, à ce mélange de grandes belles choses et de petits trucs qui grattent, qui stressent, qui dérangent, qui irritent, qui agacent, qui inquiètent. Et qui parfois désespèrent. Alors, je fais aussi de mon mieux pour sourire aux nouvelles très tristes et très douloureuses. Je n’y arrive pas toujours. Cela marche mieux, bien sûr, pour l’adversité ordinaire.

Je souris en respirant, en ressentant mon corps, mon souffle, en accueillant les sons et les soucis, sans m’accrocher à rien, de mon mieux.

Je souris en me disant que c’est ainsi, que cet instant d’insomnie est un instant de ma vie, qu’il compte autant que tout le reste, qu’il vaut la peine.

Et je sens, comme je ne me force pas, que ce sourire détend mon corps et mon esprit. Alors parfois je me rendors. Et parfois non. Pas grave.

Désormais j’aime sourire dans le noir, en respirant doucement, en observant les vagues de mes peurs s’écraser sur la plage de ma conscience, reculer, revenir, s’écraser encore.

J’admire le fracas de leur ressac, l'écume de leur acharnement, j’aperçois au loin l’océan des incertitudes, du mystère et de l’éternité. Tout ça la nuit, depuis mon lit.

Que pèse à côté le souci du sommeil ?

Illustration : si vous avez du mal à sourire, vous pouvez aussi compter les moutons, ou les wagons d'un très grand train (photo de David Plowden).

jeudi 23 janvier 2014

Et n'oublie pas d'être heureux



Je suis ravi de vous annoncer l'arrivée de mon nouveau livre ce jeudi 23 janvier 2014 en librairie.

C'est un abécédaire de psychologie positive, qui est l’étude scientifique de ce qui nous rend plus heureux. Pas forcément toujours ou totalement heureux, mais plus souvent et plus tranquillement heureux.

Vous y trouverez donc des définitions (comme dans un dictionnaire) mais aussi des histoires, des expériences, des exercices et des conseils (car un abécédaire est aussi une méthode d’apprentissage). Tout ce joyeux mélange ressemble finalement à la manière dont le bonheur déboule dans nos vies : parfois par surprise, parfois grâce à des efforts, parfois en observant simplement comment font les autres, etc.

J'y parle aussi d'adversité et de souffrance, car il me semble aujourd'hui impossible de procéder autrement. Le bonheur n’est pas un luxe, mais une nécessité. Nous avons besoin du bonheur. Parce que la vie est souvent belle : bonheur pour nous ouvrir les yeux. Parce que la vie est parfois dure : bonheur pour nous aider à faire face.

Comme toujours, j'ai choisi pour illustration de couverture un dessin qui nous rappelle l'enfance : c'est un petit personnage de Marc Boutavant, que m'a fait découvrir ma plus jeune fille, et dont je suis devenu fan.

Pour le titre, j'ai un peu hésité : je voulais au départ l'appeler "Fais de ton mieux et n'oublie pas d'être heureux" pour rappeler aussi la nécessité d'agir et d'avancer, sans jamais perdre le bonheur de vue. Mais la majorité des personnes de mon entourage et des éditions Odile Jacob m'ont déconseillé ce choix et recommandé la version brève et directe. Et voilà donc le résultat...

J'espère maintenant que ce livre vous plaira, et vous aidera (pour moi, c'est déjà fait : son écriture, comme toujours, m'a encore ouvert les yeux et fait progresser sur le chemin des petits mieux).




vendredi 17 janvier 2014

Fermer les yeux sous les compliments



Ça se passe lors d’une conférence donnée à Paris avec Matthieu Ricard, pour Psychologies Magazine. Juste avant que cela ne démarre, les organisateurs nous présentent au public de manière très élogieuse. Trop élogieuse : c’est embarrassant.

Je ne sais jamais quelle tête faire lorsqu’on dit du bien de moi en public comme ça, devant 2000 personnes. Ça me fait plaisir, bien sûr, mais ça me gêne aussi : parce que tout n’est pas vrai ou pas mérité, et parce que devant toutes ces personnes, dont beaucoup mériteraient aussi des éloges pour des actions plus discrètes que les miennes, je ne sais quel visage présenter.

Si je souris trop, si j’ai l’air trop content, ça va donner l’impression que je me rengorge, que je suis ravi et que je pense mériter tous ces éloges. Mais si je me renfrogne ou me montre impassible, ce n’est pas très gentil ni respectueux pour la personne qui me présente et me complimente.

Alors en général, je m’efforce de ne pas trop penser à moi, à mes qualités ou à mes défauts, et je respire, en regardant les lieux ou mon interlocuteur, et en souriant ni plus ni moins que dans la vraie vie.

Mais ce soir-là, je ne suis pas tout seul : c’est mon ami Matthieu qui commence à recevoir les éloges. Parfait : je vais pouvoir l’observer attentivement du coin de l’œil ; je suis curieux de voir comment il fait, lui, dans ce genre de situations...

Ce soir-là, Matthieu adopte une attitude qui me semble étrange au début : il ferme les yeux, presque tout le temps. Il les rouvre de temps en temps, adresse un petit sourire autour de lui, très léger, du genre « Ah ! Ce n’est pas encore fini ? », et il referme les yeux.
Ça, c’est une drôle d’option, je n’y aurais jamais pensé !

Un peu plus tard, je lui demande à quoi il songeait à cet instant, et pourquoi il fermait ainsi les yeux. Et lui de me répondre très simplement : « Je fermais les yeux parce que ces compliments ne me concernaient pas vraiment. Ceux qui les méritent, ce sont mes maîtres, qui m’ont tout appris de ce qui fait qu’on me complimente aujourd’hui. Alors, je ferme les yeux pour penser à eux, leur rendre hommage, leur adresser de la gratitude. Je ne suis pas concerné, ce sont eux les récipiendaires authentiques, et c’est vers eux que nous devons tourner notre admiration. »

Trop fort ! Au lieu de rester centré sur lui, il évacue le dilemme, et adopte une position existentielle de fil électrique, de conducteur, afin de transmettre l’énergie des compliments directement à ses maîtres. Une leçon de sagesse bouddhiste (et de sagesse tout court) en direct ! Merci pour la leçon, mon cher ami Matthieu ! J’espère en recevoir encore beaucoup d’autres de toi à l’avenir.