lundi 15 septembre 2014

Marathon girl



L’autre jour, en me promenant, je tombe sur le passage du marathon de Paris. Ça, c’est un chouette spectacle ! Il suffit de se poser au bord de la route et de regarder : on voit défiler des centaines d’humains de toutes sortes, grands ou petits, minces ou ronds, à l’aise ou en souffrance. C’était au début de la course et déjà des différences de foulées se faisaient sentir : pour certaines et certains, on se demandait bien comment ils allaient réussir à parcourir les 20 ou 30 kilomètres restants, tant ils commençaient à courir de guingois.

Tout à coup, je vois passer un drôle de groupe : une dame dans une sorte de fauteuil roulant conçu pour aller vite, poussée par un monsieur et entourée par une troupe portant le même T-shirt qu’elle. Elle avait l’air toute contente de glisser ainsi au milieu de ce flot d’humains et de ces galops inégaux et heurtés.

« Pfff… C’est vraiment une drôle d’idée de se faire pousser comme ça, au sein de cette horde suante et soufflante, dans le tumulte des tambours ou des orchestres du bord de la route, les encouragements des spectateurs, les odeurs de foule et de goudron… » que je me dis. Il me semble qu’à sa place, tant qu’à ne pas pouvoir marcher ni courir, je ne me flanquerais pas là-dedans, mais je chercherai plutôt des plaisirs calmes et contemplatifs, qui ne me rappelleraient pas mes manques ni mon handicap.

Et là – merci mon cerveau ! - mon petit warning intérieur s’allume aussitôt : « Dis donc, vieux, si tu arrêtais un peu de juger ? D’abord tu n’es pas à sa place : toi tu peux marcher et courir ; alors il y a sans doute des choses qui t’échappent dans cette histoire. Et puis, elle était souriante, et apparemment contente d’être là, au milieu de ses copains qui se relayaient pour la pousser. Alors de quoi tu te mêles, avec tes deux jambes qui marchent ? Tu trouves que c’est parfois absurde ces personnes handicapés qui veulent faire comme si elles n’étaient pas handicapées ? Mais c’est peut-être exactement ce dont tu rêverais si tu étais dans leur cas… »

Ça y est, je ne suis plus sur le même registre, je le sens. Je ne suis plus un spectateur qui juge paresseusement et à distance, de haut. Je suis redevenu humain, et je cherche à rentrer dans le cœur de la dame poussée. « Ouvre les yeux, mon vieux ! C’est bon ? Tu vois ce qu’il faut voir ? Juste une personne paralysée heureuse de se sentir aimée par ses amis, qui se régale d’être trimballée dans cette kermesse distrayante. Chaque fois qu’un proche (ou un collègue de travail, peut-être) pousse son chariot, il lui dit à sa façon qu’il l’aime bien, et que la fatigue supplémentaire ne lui pèse pas mais lui réjouit le cœur. Comme à chaque fois qu’on donne quelque chose à quelqu’un qui ne pourrait jamais se le procurer seul. »

Ouh la la ! Je commence à renifler. Ça fait maintenant plusieurs minutes que la dame et ses amis ont disparu et je suis là en train de m’attendrir tout seul, comme un vieux fou aux yeux humides et dans le vague, en train de m’émouvoir sur cette humanité incroyable, capable de courir jusqu’à souffrir, de faire des effort où se rejoignent la tendresse (on t’aime, on te pousse, avec nous, partout) et l’inutilité (franchement, courir en rond sur du goudron…). Je respire un peu plus fort, moi qui ne cours pas ce jour-là. Je souris. J’espère que la dame est très heureuse. Et ses amis aussi.


PS : ce billet a été publié dans ma chronique "Séquence émotions" du magazine Psychologies en juin 2014.

samedi 6 septembre 2014

Mourir ou guérir ?


Une petite fille (12 ans) à qui son père annonce que sa grand-mère est malade : elle a du être hospitalisée, et ne pourra pas recevoir ses petits-enfants comme prévu lors des vacances scolaires.

Réponse immédiate : « Elle va mourir ou elle va guérir ? »

Le papa est un peu interloqué par la rapidité et la gravité de la question. Mais c’est comme ça dans la tête de la petite fille : elle sait parfaitement qu’au-delà d’un certain âge, les problèmes de santé ne sont plus toujours anodins. Elle le sait d’autant mieux que son grand-père est mort il y a trois ans. Après avoir été malade et hospitalisé, après avoir du annuler des séjours de vacances. Elle connaît la chanson.

Et puis de toute façon, elle est trop grande pour qu’on lui raconte des bobards. Alors le papa répond de la manière la plus franche possible : « Non, je pense qu’elle va guérir. Et je l’espère vraiment. Mais tu sais, un jour, elle va mourir. Comme tout le monde. Personne ne sait quand : ni elle, ni moi, ni ses docteurs. C’est pour ça que c’est important de la voir à chaque fois qu’on peut, et d’être contents de l’avoir encore avec nous. »

Que peut-il dire d’autre sans mentir ?

Le papa n'a pas rajouté ce qu'il pensait alors : "Tu sais, moi aussi je vais mourir, et toi aussi, un jour. C'est pour ça qu'il faut nous réjouir de vivre et nous aimer de toutes nos forces."

Mais il est sûr que sa fille l'a pensé toute seule. Inutile d'enfoncer le clou. Et il sent que la dose de gravité supportable a été atteinte dans leur discussion, et qu'il faut prendre un peu de temps pour digérer tout ça. Alors, après un moment de silence, il fait une petite blague à sa fille, pour la faire sourire. Et parce qu'il se sent lui même un peu perturbé...

Illustration : L'esprit des bois, par Odilon Redon, 1880.

lundi 1 septembre 2014

Les beaux jours



Il y a chez nous une vieille boîte de bonbons en métal comme on en faisait autrefois. Sur son couvercle est inscrit : "Que les beaux jours sont courts". Elle est posée sur un coin de cheminée depuis des années et je réalise aujourd'hui même en l'observant qu'elle a longtemps été comme un miroir de mes émotions et un baromètre de mes progrès mentaux.

Autrefois, la contempler me donnait volontiers le cafard : "C'est vrai que les beaux jours sont courts ; c'est vrai et c'est triste ; la vie passe si vite..."

Puis, j'ai peu à peu changé, et ce n'est plus du cafard que j'éprouvais en la regardant mais un peu de nostalgie, un sentiment plus doux : "C'est vrai que tout ce qui est bon passe si vite ! Ça donne un peu le vertige. Mais c'est déjà bien de l'avoir vécu. Et c'est mieux d'avoir de beaux jours passés à regretter que n'avoir pas vécu de beaux jours du tout..."

Aujourd'hui, j'aime bien regarder la vieille boîte : elle me rappelle que j'ai vécu de belles choses, et qu'il m'en reste probablement d'autres à vivre. Mon oeil n'est plus inquiété par le mot "courts" mais ému par le mot "beaux". Et mon esprit est aujourd'hui capable de percevoir, sans que je ne me force, que ce qui importe désormais, c'est que les beaux jours sont encore plus beaux qu'ils ne sont courts.

La petite phrase de la boîte me motive à savourer encore plus fort l'existence, bien plus qu'à la regretter. Puisse-t-elle avoir encore très très longtemps cet effet sur moi.

Belle rentrée - et beaux jours - à toutes et tous !

PS : l'espace des commentaires reste fermé, pour que nous passions les uns et les autres moins de temps sur nos écrans et davantage à savourer la vie...