lundi 21 décembre 2015

Selfie


Je ne suis pas un grand amateur de selfies, ces autoportraits contemporains.

Récemment, un journaliste sympathique m’appelle pour me demander de lui envoyer quelques lignes de soutien à l’écologie, accompagnées de mon selfie : ma contribution s’ajoutera à beaucoup d’autres dans un numéro spécial du magazine ELLE, consacré à la défense de notre planète.

Comme la cause est belle, j’accepte, à condition de pouvoir envoyer non pas ma bobine, mais le portrait d’une belle vache de l’Aubrac, où je suis en train de randonner avec des amis.



Et j’ajoute ce petit texte :

« Je me sens écologiste tout le temps, mais ça vire intégriste quand je marche sur les plateaux de l’Aubrac, d’où je vous envoie cette photo : je suis pour l’écologie et contre les selfies ! »

Peu après, je parle de cette histoire avec Matthieu Ricard, lui aussi allergique aux selfies, et qui me raconte en rigolant un de ses projets :

« Je pensais breveter un no-selfie stick - j'ai découvert le selfie-stick récemment et n'en revenais pas ! Ce serait un stick qui au lieu de tenir un smartphone sur un bâton pour te photographier ou te filmer toi-même à distance, se replierait pour te donner un coup sur le nez à chaque fois que le nez-pinocchio de l'ego s'allonge ! »



Alors, que vous ayez ou non commandé un selfie-stick pour Noël, que vous vous apprêtiez ou pas à faire tout un tas de selfies aux côtés de vos proches ou amis, tout ceci n’a pas d’importance, et je vous adresse toutes mes pensées les plus joyeuses et amicales pour que cette fin d’année vous apporte de l’affection et de l’amour, et vous permette d’en donner tout autour de vous.

On se retrouve l’année prochaine !

Illustration : une belle vache de l'Aubrac, immortalisée par mon ami Skef lors d'une de nos randonnées.

lundi 14 décembre 2015

De quoi se nourrit notre esprit ?



La méditation est une très vieille pratique, tant en Orient qu’en Occident. Mais ce n’est que depuis peu que la science a validé sont intérêt dans le domaine de la médecine et de la psychologie. De pratique spirituelle et religieuse au départ, la voilà donc devenue, laïcisée et codifiée, outil de soins.

Nous pouvons nous en réjouir : l’étendue des souffrances humaines est vaste, et toute nouvelle approche susceptible de les réduire est la bienvenue.

Mais pour notre part, depuis que nous avons introduit dès 2004 à l’hôpital Sainte-Anne, nos thérapies de groupe par la méditation, nous assistons de manière régulière à un phénomène étonnant : malgré cet usage strictement thérapeutique, malgré notre discours laïque, nous voyons souvent émerger, au sein de cette pratique, des moments de spiritualité chez nos patients.

Ainsi, il est fréquent que ces derniers nous parlent de ressentis indicibles qu’ils ont pu éprouver en méditant, d’expériences de fusion et d’appartenance, profondes et sans mots pour les décrire, au monde qui les entoure. De vécus d’apaisement allant au-delà de la simple suspension de leurs souffrances. De sentiments de redécouverte de leur esprit et de leur corps (car la méditation est grandement à l’écoute du corps) comme de redécouverte aussi de leur âme. Finalement, d’expériences de vie spirituelle, tout simplement !

Il y a là quelque chose de touchant bien sûr, mais aussi d’étonnant : laïcisée, codifiée, scientificisée, instrumentalisée, mise au (noble) service de la médecine et du soin, voilà la méditation qui, naturellement, revient vers ses racines spirituelles, et y ramène ses pratiquants réguliers. Voilà qu’après avoir été un remarquable outil qui les a aidés à marcher sur le chemin de cendres de leurs souffrances et détresses, elle devient une compagne de route sur la voie de leurs interrogations existentielles. Voilà qu’après les avoir affranchi de la souffrance, elle les ouvre à leur vie intérieure et à ses mystères.

Comme une boussole revient toujours vers le Nord, la méditation, même laïcisée, même originellement pratiquée pour s’apaiser (en termes de souffrances) ou s’enrichir (en termes de capacités mentales, de maîtrise, de lucidité), nous ramène toujours vers la spiritualité.

La spiritualité, c’est tout simplement l’attention, le respect, l’humilité accordés à la vie de l’esprit, perçu comme chambre d’écho du monde, visible ou invisible. Non pour le maîtriser, cet esprit, non pour l’asservir, en faire un outil au service de nos ambitions, mais pour observer, s’incliner, recueillir, contempler, se tourner vers les mystères de la vie sans la certitude de réponses claires.

Je crois avoir lu un jour cette remarque attribuée au Dalaï-Lama : « Nous pouvons nous passer de thé, mais pas d’eau. Tout comme comme pouvons nous passer de religion, mais pas de vie spirituelle. » La spiritualité peut parfaitement se vivre de manière laïque. Et aussi conduire à une qualité accrue de notre foi si nous sommes croyants. C’est pourquoi de nombreux croyants viennent aujourd’hui à la méditation : car la seule foi ne suffit pas à guérir (elle est là pour sauver, pas pour soigner). Et ils s’en retournent ensuite, enrichis, apaisés, vers leur religion : car la seule méditation ne suffit pas à pleinement les nourrir…


Illustration : au Québec, une barque au bout d'un quai, par mon ami Rémi Tremblay.

PS : cet article a été initialement publié dans le magazine La Vie le 10 décembre 2015.

jeudi 10 décembre 2015

Vivre et mourir



Dans la méditation de pleine conscience, nous apprenons à tout accueillir, dans nos esprits et dans nos vies : bonheurs et détresses, joies et peurs.

L’accueil de tout ce qui nous semble agréable nous permet de mieux en prendre conscience, de mieux le savourer, de ne pas oublier d’ouvrir les yeux sur tout ce qui peut nous rendre heureux. Cet accueil, lors de nos exercices de méditation, nous apprend aussi à moins nous y accrocher : nous inscrivons nos expériences agréables dans l’espace vaste et fluide de notre pleine conscience, où tout circule librement, émotions, sons, pensées, images, sensations corporelles ; nous apprenons à ressentir sans intervenir.

Nous sommes heureux que le bonheur soit là, mais sans chercher à le retenir. Nous ne sommes pas anxieux qu’il parte. Tant mieux, car il partira.

L’accueil de tout ce qui nous semble désagréable, ou triste, ou angoissant, ou révoltant, relève de la même démarche. Nous plaçons nos expériences de détresse dans un espace de conscience très vaste, nous invitons à leurs côtés la conscience des sons, du souffle, du corps, des autres pensées, la conscience que tout autour de nous existe le monde immense et infini.

La souffrance est toujours là, mais évoluant dans un univers mental bien plus vaste que l'espace étriqué de nos ruminations et inquiétudes. Nous sommes moins inquiets qu'elle ne soit éternelle. Nous pressentons qu'elle s'effacera peut-être. Et elle s'effacera.

En méditant et en vivant, nous serons, aussi, régulièrement confrontés à la mort.

À des pensées sur notre mort, ou celle des personnes que nous aimons, ou celle d’inconnus, victimes de guerres, d’accidents, d’attentats, de violences.

La douleur sera toujours là (méditer, ce n’est pas comme prendre un antalgique) mais il n’y aura pas qu’elle. Il restera de l’espace et de l’énergie pour la compassion et l’action. De l’énergie pour ne pas perdre de vue tout ce qu’il y a, malgré tout, malgré la souffrance, la maladie et la mort, de beau et de bon dans le monde. En même temps.

Méditer nous aide à ouvrir les yeux sur la complexité du monde : la vie et la mort coexistent, le bien et le mal, l’admirable et le détestable. Nous apprenons à ne pas nous servir de l’un pour faire disparaitre l’autre : ce n’est pas parce que l’horreur et la mort existent, que le bonheur et la vie sont vains ; et à l'inverse, le bonheur n’est pas là pour nous aider à oublier le malheur et l’horreur, mais pour nous donner la force et la motivation de mieux les observer, les examiner, les affronter.

Méditer, c’est accéder à l’immensité et à la complexité de la condition humaine. C’est avoir – peut-être – toujours un peu peur de la mort, mais sans que cela soit une terreur obsédante et aveuglante. C’est avoir le goût du bonheur, sans que cela soit une fuite ni un égoïsme.

Méditer, c’est apprendre à aimer la vie avec tant de force et de légèreté que l’idée de la mort redevient supportable.

Car l’amour de la vie est le seul antidote à la peur de la mort.

Illustration : Charles Schulz, génial créateur de Snoopy et de Charlie Brown, vous dit la même chose que moi, mais en plus beau, plus touchant, et plus drôle. Encore la preuve qu’un bon dessin vaut toujours mieux qu’un long discours…


mardi 24 novembre 2015

Prière du soir



Ce soir mes enfants rentreront de l’école. Je leur demanderai s’ils ont passé une bonne journée ; ils me donneront plus ou moins de détails, selon leur humeur ou leur journée, puis me demanderont peut-être un supplément d’argent de poche, ou de l’aide pour leurs devoirs. Bonheur.

Ce soir, je demanderai à mon épouse si elle a pensé à prendre du pain, elle me dira oui, rajoutera « comme d’habitude », puis me dira : « le pain est là ; et moi je vais bien, oui, merci ! ». Ça nous fera rire et je me sentirai un peu bête, un peu nul, mais amusé aussi de recevoir une petite leçon conjugale. Bonheur.

Ce soir, nous parlerons et mangerons ensemble, et quand la nuit tombera, nous aurons de l’électricité pour voir, malgré le noir. Bonheur.

Ce soir, je m’endormirai dans un lit, sous un toit. Bonheur.

Je m’endormirai en songeant à toutes les grâces simples qu’il m’aura été donné de vivre, un jour de plus. Bonheur.

Je penserai à toutes les personnes que j’ai connues et aimées et qui sont mortes aujourd’hui. Qui ne peuvent plus savourer cette vie imparfaite et merveilleuse. Et même si tout le monde est sûrement à cet instant au Paradis, même si là-haut, c’est sûrement bien mieux qu’ici-bas, je serai quand même un peu triste qu’elles ne soient plus là. Bonheur, malgré tout, de les avoir connues.

Ce soir – et je sais que ce sera à ce moment précis – je penserai aussi à tous les humains à qui ces bonheurs simples n’ont jamais été offerts, ou rarement, ou qui les ont connus puis perdus. Je me sentirai triste et privilégié. Puis je me dirai : inutile, ta tristesse n’enlèvera rien au malheur du Monde ; mieux vaut agir pour l’alléger que culpabiliser. Bonheur.

Ce soir, j’observerai en m’endormant le mélange à mon esprit de tout ce qui m’ennuie et de tout ce qui me réjouit. Je ferai des efforts pour que ce qui me réjouit ait un peu plus de place ; sinon, ce qui m’ennuie la prendra toute, comme d’habitude. Peut-être que cela ne marchera pas ; mais je sais que tôt ou tard, ça remarchera. Bonheur.

Ce soir, après tout ça, je sentirai mon corps qui respire, tout seul comme un grand, et je m’endormirai en souriant, avec la pensée que demain, si tout va bien, je m’apercevrai tout à coup que je suis éveillé, que j’entends, que je sens, que je vois, et que tout fonctionne à peu près correctement. Bonheur.

Mon Dieu, où que Vous soyez, quel que soit Votre visage, faites que je ne m'habitue jamais à toutes ces grâces, que je n’oublie jamais leur existence, même quand les vents de la vie seront mauvais.

Bonheurs imparfaits, bonheurs cabossés, bonheurs de passage, bonheurs naïfs, bonheurs absurdes, et tous les autres : merci de m’aider à résister à l’adversité, de m’aider à donner, à aimer.


PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en novembre 2015.

mardi 17 novembre 2015

Face à la haine 



Face à la haine : la force, l’intelligence et l’amour

Face à la haine, la force : il faut toujours arrêter le bras qui veut frapper.

Face à la haine, l’intelligence : n’oublie jamais que, comme toi,
presque tous les humains désirent vivre dans la paix et l’harmonie.

Face à la haine, l’amour : tous ces humains sont autour de toi,
à chaque instant, de tous visages et de tous âges,
de toutes cultures et de toutes religions.
Alors, aime-les et montre leur que tu les aimes :
en allant vers eux, en leur parlant, en leur souriant, en les aidant.

Nous avons besoin des trois : la force, l’intelligence et l’amour.
La force et l’intelligence pour aujourd’hui et pour demain.
Et l’amour pour toujours.

Comme d’habitude.

mardi 3 novembre 2015

Dormir au premier rang



Lorsqu'on donne une conférence, on est bien sûr très centré sur ce qu'on veut dire. Mais on observe aussi en permanence le public, afin de sentir quel rythme prendre, s'il faut accélérer ou ralentir, expliquer ou faire rire, si les messages passent ou si ça coince...

Et en observant les spectateurs, on voit, du moins dans les premiers rangs, toutes sortes de visages.

Certains souriants et bienveillants, qui font du bien à l'orateur. D'autres sérieux ou même renfrognés ; au début, ça m'inquiétait un peu, mais avec le temps j'ai appris deux choses : que souvent les personnes renfrognées sont juste concentrées, et que ce n'est pas forcément de la désapprobation qui s'exprime sur leur visage ; j'ai aussi appris que ce n'était pas grave, quelques visages renfrognés, du moment que ce n'était pas toute une salle qui faisait la tête (ça, ça doit être plus difficile à affronter !).

Mais ce qui me fascine le plus, ce sont les gens qui dorment en pleine conférence, qui prennent la peine de se mettre au premier rang, bien sous le nez de l'orateur, et qui, au bout de 5 mn, s’endorment à poings fermés… Là encore, au début, en tant que conférencier, je trouvais ça un peu dévalorisant et déstabilisant. Et surtout pas très sympa : pourquoi n'allaient-ils pas piquer leur roupillon quelques rangs plus loin, bien dans l'obscurité ? ou pourquoi ne restaient-ils pas chez eux à se reposer tranquillement ?

Mais en fait, avec le temps, j'ai changé mon regard sur eux : peut-être s'installent-ils là dans l’espoir que ça les tiendra mieux éveillés que s’ils sont dans la discrétion confortable des places au fond et dans le noir ? Je me dis aussi maintenant que je n'ai pas à me concentrer sur eux mais plutôt tous ceux qui veillent, qui m'écoutent les yeux grands ouverts, en général bien plus nombreux. J'arrive même à me convaincre, quand je suis de très bonne humeur, que tous ces éveillé(e)s sont peut-être des dormeurs en puissance, épuisés, mais que mon topo aide à garder les yeux et l'esprit ouverts, malgré leur fatigue...

Mais tout de même, pour les autres, de temps en temps, une petite envie me passe par la tête. Je n'ai pas encore osé, mais un jour je le ferai, j'oserai réveiller un dormeur du premier rang : « oh oh ! chère madame, cher monsieur, réveillez-vous ! coucou, je suis là ! oui, vous là, c'est ça ! je me permets de vous éveiller, car je suppose que si vous vous êtes installé(e) au premier rang, c’est pour mieux écouter et pour ne pas vous endormir. Je voulais juste vous aider à ne pas manquer ce passage très important de la conférence... ».

Tiens, la prochaine fois, avis à celles et ceux qui viendront m'écouter : je me lance à la pêche joyeuse aux dormeurs et aux dormeuses !



lundi 12 octobre 2015

Cornes de rennes et humanité



C'est un ami qui m'a envoyé cette photo. Il l'a prise depuis sa chambre d'hôpital, où il séjournait lors des fêtes de Noël de l'an dernier. Voici un extrait du petit mot qu'il m'avait adressé en même temps :

"La photo a été prise lors de mon hospitalisation. Il s'agit d'une photo souvenir. Les pauvres infirmières étaient toujours en retard sur leur planning. Elles avaient trop de boulot, et pas assez de temps pour approfondir les rapports humains, connaitre leurs patients, parler tranquillement avec eux, et s'éviter ainsi des appels intempestifs parce que des inquiétudes n'avaient pas été écoutées ou par simple besoin de compagnie et de dialogue. Malgré tout, elles avaient décidé de faire sourire les patients en portant des chapeaux en forme de bois de rennes..."

J'aime cette image, où la froideur bleutée de la chambre d'hôpital est éclairée par la lumière jaune et chaude dans laquelle apparaît l'infirmière, riant avec ses cornes de renne sur la tête, réconfortante malgré tout, malgré son éloignement, malgré le fait qu'on devine qu'elle ne fait que passer, qu'elle a plein d'autres patients à aller voir.

Lorsqu'on est malade, on devient hypersensible et ultra-réceptif à tout, une éponge à ambiances et à émotions. L'indifférence d'un soignant devient angoissante, sa froideur est perçue comme agressante. On a un besoin immense de douceur, de gentillesse et d'écoute.

Parfois, ce besoin est illimité et épuisant, presque impossible à satisfaire, parfois les patients sont eux-mêmes agressifs et désobligeants. Mais pourtant, nous autres soignants, devons tout faire pour donner de la chaleur et de l'écoute à celles et ceux que nous soignons.

Il s'agit parfois de peu de choses : prendre un peu de temps pour sourire, regarder dans les yeux, s'asseoir à leurs côtés, leur poser la main sur l'épaule. Même si cela ne dure pas longtemps, même si les patients comprennent que nous ne pouvons pas nous éterniser, il faut le faire ne serait-ce que quelques minutes.

Sans ce don d'attention et de gentillesse, il n'y a pas de soin possible.

Sans ce don, nous ne faisons que traiter les maladies pendant que nous maltraitons les malades.


Illustration : une chambre d'hôpital un soir de Noël.

lundi 5 octobre 2015

Le petit garçon qui voulait voyager seul



Dans le train, non loin de moi qui suis en train de ne rien faire, et donc d’être présent à tout, un petit garçon, l’air sage et sérieux, questionne sa mère : « Maman, est-ce que j’ai l’air d’un petit garçon qui voyage tout seul ? »

C’est tellement plein de fraîcheur et de grâce que la scène m’emporte dans un tourbillon d’images et de pensées.

Tous les humains ont été à l’image de ce petit garçon. Gentils, sincères et touchants. Pourquoi changeons-nous tant ? Pourquoi perdons-nous la spontanéité ? Pourquoi perdons-nous la grâce ? Comme il n’y a pas de réponse, ou qu’il y en a trop, mon esprit passe à une autre spirale de questions.

Vouloir ressembler à quelqu’un qui voyage seul : qui d’autre qu’un enfant peut vouloir cela de tout son cœur ? C’est drôle, le destin de ces désirs d’autonomie. D’abord nous voulons grandir, nous affranchir des dépendances de la condition enfantine. Notre entourage, en général, nous y encourage, valorise nos efforts en ce sens, parfois s’en amuse. Puis un jour, nous sommes grands. Nous sommes autonomes. Et nous nous sentons seuls.

Un jour, nous comprenons que l’autonomie n’est pas un idéal, mais juste un outil. L’autonomie est une force. Mais qui souhaite toujours faire usage de sa force, passer en force, s’efforcer ? En grandissant, nous comprenons que l’autonomie n’est là que pour nous aider à ne pas avoir peur de la solitude, à savoir que nous pouvons la supporter. L’autonomie nous aide à ne pas sombrer dans des dépendances extrêmes et pathologiques. À ne pas nous accrocher à des personnes qui ne nous aiment pas, ou plus. À ne pas nous soumettre à qui nous veut du mal. Mais ce n’est pas un idéal, l’autonomie ; juste une capacité rassurante, dont on préfère savoir qu’elle est là, sans avoir à s’en servir.

En grandissant, nous comprenons que le lien et l’amour, l’aide et le partage, valent mieux que l’autonomie. Nous comprenons que la fragilité et les co-dépendances croisées et infinies qui en découlent peuvent être joyeuses et délibérées.

En grandissant, nous ne cherchons plus à avoir l’air de quelqu’un qui voyage tout seul. Nous ne cherchons plus à avoir l’air de rien du tout. Nous cherchons juste à être heureux. Et à rendre heureux autour de nous, de notre mieux.

En grandissant…

Mais au fait, qu’a répondu la maman, à la question de son petit garçon ? Je m’aperçois que je n’ai pas écouté. Chacun d’eux a repris sa lecture. Le petit garçon qui aimerait avoir l’air de voyager tout seul n’est pas tout seul. Sa mère est à ses côtés. Puissent tous les instants de sa vie lui donner ce sentiment : se croire autonome mais s’appuyer, en vérité, sur la bienveillance de tous ceux qui l’aiment, de près ou de loin.

Illustration : " mais non ! il ne va pas prendre le train tout seul, non, ce n'est pas possible ! " (merci Passou).

PS : cet article a été publié dans Psychologies Magazine en septembre 2015.

mercredi 30 septembre 2015

Les psys se confient



Je suis heureux de vous annoncer la parution aujourd'hui de notre nouvel ouvrage collectif : "Les psys se confient".

Avec une vingtaine de collègues et ami(e)s, nous y racontons nos motivations (ou obligations...) à devenir psychothérapeutes, et tout ce que cet incroyable métier nous a apporté et révélé sur la nature humaine en général, et sur la nôtre en particulier !

Nous nous sommes livrés à cet exercice avec la conviction que ces récits et remarques ne représentent pas seulement de simples autobiographies introspectives, mais aussi une source de réflexion et d'inspiration pour nos lecteurs, qu'ils soient eux-mêmes thérapeutes ou non.

Voici, en avant-goût, un extrait de chacun des chapitres composant le livre...



Christophe André : Un tramway nommé La Vie
« J’avais hérité de bons gros gênes anxieux et dépressifs, mais pas des modes d’emploi pour les désactiver : mes parents et mes proches avaient assez à faire avec leur survie matérielle et leurs propres difficultés, ils n’allaient pas en plus s’embarrasser à être des modèles de bonheur et d’équilibre ; cela ne faisait partie ni de leurs priorités ni de leurs possibilités. »

Nicolas Duchesne : Ce bouquet de souvenirs en partage
« Depuis une quinzaine d’années, je pleure très facilement devant un film, toujours dans les moments heureux, retrouvailles plus ou moins attendues, pardon généreux ou autres happy-end, ce qui ne cesse de faire ricaner mes deux grands garçons et d’attendrir mes deux filles. »

Bernard Geberowicz : L’Accro du lien
« Je subissais, dans le même temps, l’apprentissage de l’antisémitisme, en côtoyant, au lycée, l’extrême-droite d’après 68. Je me faisais traiter de « bolcho » et de « future savonnette » par des gens que je ne connaissais pas, et qui ne m’avaient jamais parlé. Je ne comprenais pas comment ces extrémistes pouvaient faire des généralités : quelle folie ! »

Fatma Bouvet de la Maisonneuve : Je suis deux fois psychiatre
« Nous, les psychiatres, nous pouvons être les premiers à sonner l’alerte car nous sommes parmi les premiers à pouvoir détecter de nouveaux comportements alors même qu’ils s’inscrivent encore dans l’intimité et n’ont pas débordé sur la vie publique. »

Sophie Cheval : Le choix de Sophie
« Le sentiment de ne pas être à la hauteur et la peur d’échouer deviennent mes compagnons de route : ce qui, auparavant, était seulement présent en moi avant un contrôle de maths (« je ne vais jamais y arriver, je suis nulle ») devient une petite ritournelle permanente, chantonnée par une radio intérieure qui ne s’éteint jamais, et qui joue au volume maximum les veilles d’examens ou de concours. »

Claude Penet : Comment imaginer Sisyphe heureux ?
« L’intitulé d’une série d’articles d’un magazine qu’enfant j’avais l’occasion de parcourir m’est revenu comme une question persistante : “La personne la plus extraordinaire que j’ai connue“. À chaque fois que j’y réponds, c’est l’image de mon père qui me vient. Non pas qu’il ait accompli des exploits surhumains, mais plutôt qu’il incarne une humanité qui me touche profondément. »

Caroline Duret : Quand je serai grande, je serai psy
« La médecine a sauvé ma mère. Même si la crainte d’une récidive a plané encore pendant plusieurs années, j’ai fini par guérir de ma cancérophobie. Comment accepter que des êtres humains vivent avec cette épée de Damoclès au dessus de la tête ? Tout me semblait désormais futile et vain, seul comptait faire médecine ! »

Stéphanie Hahusseau: Yes we can, mais pas tout !
« Je commençais à me sentir épuisée. Je commençais à me dire que c’était trop lourd. Je commençais à me demander si ça valait la peine. A quoi bon ? Le tout dans un contexte de difficultés financières qu’on n’imagine jamais chez les médecins. Je n’étais pas déprimée car il m’arrivait de pouvoir m’amuser et rire mais c’était très rare. Je n’avais plus le temps de penser à moi, à des activités de détente. »

Christian Gay : Mais tu es né psychiatre ! (Born to be psy)
« Mais ma carrière de cancre avait commencé dès les plus petites classes, ce qui avaient conduit le responsable de l’établissement à conseiller un examen pédopsychiatrique (dont je n’ai jamais eu les résultats), puis ultérieurement mon professeur de français à m’encourager vivement à renoncer aux études pour aller vendre des frites. »

Bruno Koeltz : On ne devient pas psy par hasard
« Assez rapidement mon humeur s’altéra et ce que je pensais n’être qu’un simple coup de déprime, somme toute bien naturel, fit petit à petit place à une vraie dépression qui m’amena à consulter… un psychiatre. »

Yasmine Lienard : Rassembler ce qui est épars
« J’ai connu des périodes tristes de profond désespoir mais qui m’ont fait rechercher dans la poésie, l’art et la philosophie un apaisement.
Je commençais donc déjà à tenter de réunir les fragments en moi, les pôles opposés : ma joie et ma tristesse, mes origines orientales et occidentales, mon amour pour moi et ma tendance critique et exigeante envers moi-même. »

Anne Lorin : Les histoires qui m’ont faite psy
« L’anxiété sociale m’empêchait de vivre : dès qu’il y a plus de deux personnes, je ne peux plus « en placer une » ; mais j’ai aussi hérité du côté taiseux de mon père. L’éreuthophobie : rougir dans les situations embarrassantes : en l’occurrence pour moi, toute situation où la simple proximité d’un autre, de plusieurs autres, génère une angoisse : mes joues s’embrasent, chauffent, et virent au rouge, quelquefois une seule joue, du côté où se trouve la personne qui m’angoisse le plus… Ai-je guéri ? »

Joël Pon : La Vierge et le berger
« Mais tu es fou mon pauvre, tu es fou, on ne fait pas berger quand on a son bac ! Tu es fou ou malade ! Si tu ne sais pas que faire, viens au moins en médecine, il y a de jolies filles et on rigole ! {…} Je suis donc devenu berger des âmes en souffrance. Je tente de ramener les égarés perdus dans des goulets périlleux, j’aide aux passages escarpés de la vie, je panse les blessures des âmes, je tente de rassurer devant la peur du loup et je propose l’abri sûr quand vient l’orage."

Claire Mizzi : Être en harmonie avec soi-même, les autres et le monde
« Je me demandais quelle valeur je pouvais bien avoir aux yeux des autres. Je dormais mal. Mon langage et mon orthographe étaient brouillons, mon attention dispersée. J’ai beaucoup affabulé, m’inventant alors des histoires pour me rapprocher des autres et, sans doute aussi, pour rêver. »

Jean-Louis Monestes : Explorer le monde et l’aimer
« En haut de l’amphi, c’était la cour des miracles ! On remarquait d’abord un épais nuage de fumée. Puis, entre les volutes, il y avait tout ce que l’époque comptait de modes capillaires et vestimentaires underground : des punks aux cheveux décolorés, des babas-cools hirsutes aux robes balayant le sol, quelques new-wavers les yeux cernés de mascara noir, certains assis par terre, d’autres sur les tables, trois d’entre eux jouant de la guitare. Il y avait même un chien ! »

Didier Pleux: Histoire d’un psy révolté
« “C’est pas juste !“, cette phrase va s’ancrer en moi et m’imprégner pendant de nombreuses années. J’étais trop jeune pour envisager un futur métier d’aide aux personnes, mais je me promettais qu’il n’y aurait plus de “C’est pas juste !“, que je ferai tout pour que les enfants aient de beaux jouets à Noël ! »

Stephane Roy : Quand agir c’est exister
" Je réalise aujourd’hui à quel point c’est le sentiment de honte qui était le moteur de ma timidité et inhibait mes actions par peur des conséquences. Lorsque je me sens honteux, c’est d’abord une image négative de moi-même qui s’exprime. Mon corps devient pesant, mes gestes maladroits, ne sachant pas quoi faire de mes mains. Ce n’est plus uniquement la peur qui est présente mais un sentiment global de malaise. J’ai le sentiment d’être l’objet de l’attention d’autrui, et je crains d’avoir un comportement qui dénote ou de présenter des signes physiques qui viendraient témoigner de mon embarras."

Alain Sauteraud : La psychiatrie, une histoire qui ne se finit jamais ?
« Vers l’âge de 8 ans, un copain du fond de la classe, à la tignasse rousse et frisée, me dit en sortant de l’école à l’heure du déjeuner qu’il va être battu par son père pour ses mauvaises notes. Je ne le crois pas. L’après-midi même, devant ma mine incrédule, il soulève sa chemisette et me montre son dos strié de lignes rouges de sang. »

Marie-Christine Simon : Vivre en quête de sens
" Le bazar – le foutoir – psychologique familial m’habitait et j’en témoignai activement, dans la réalité concrète, matérielle : dès que je fus capable de déplacement, qu’il s’agisse de mon corps ou des objets alentour, un désordre proliférant parut envahir ma chambre, se propageant plus tard au casier de la table d’école, à mon cartable et mes sacs de voyage, aux cours et révisions, à mon premier chez moi, puis aux suivants. Ce jusqu’à plus de trente ans. »

Olivier Spinnler : Accepter les difficultés pour évoluer
“Car Olivier est plutôt timide, voire très timide. Il ne va pas du tout facilement au-devant des autres. Et il se sent comme un alien. Sa mère l’habille toujours en « complet-cravate ». Comme il est toujours consensuel et pas contrariant, il assume. Ça lui vaut régulièrement quelques quolibets dans les corridors et les cours de récréation, mais il a spontanément compris que « l’injure ne qualifie que son auteur ». Il joue de la flûte traversière et il n’aime que la musique classique, contrairement à ses camarades qui ne savent même pas ce que c’est.”

Jacques van Rillaer : Gérer des hasards qui nous conditionnent
« Mes parents sont morts. Une de mes petites filles n’est plus. Des amis et des collègues de mon âge sont décédés. La mort : j’y pense tous les jours. J’essaie de l’appréhender comme un stoïcien. J’en ai très souvent parlé avec des personnes venues pour se délivrer de phobies, d’obsessions et autres troubles anxieux, car ces affections se ramènent souvent à la peur de perdre le contrôle, d’être vulnérable ou de mourir. »

Frederic Fanget : Dans la tête d’un psy
« Quand je me demande pourquoi je ne veux pas souffrir je repense à ma mère blessée, abandonnée à trois ans par sa mère et qui a souffert toute sa vie d’un schéma cognitif d’abandon. Je pense qu’une des raisons (il y en a évidemment beaucoup d’autres) qui m’a amené à la psychiatrie est la volonté de guérir cette blessure psychique que j’ai côtoyée dès mon plus jeune âge auprès de cette mère blessée. J’ai perçu donc dès ma plus tendre enfance que la blessure de l’âme était une souffrance très importante (même si elle est moins mise en valeur que la souffrance physique). C’est d’ailleurs peut-être pour cela que j’ai choisi la psychiatrie et non par la médecine somatique. Entre autres raisons. »


vendredi 11 septembre 2015

En avion



Je suis en train d’embarquer à l’aéroport d’Orly, pour me rendre à une retraite méditative dans le sud-ouest.

Au contrôle des bagages, alors que nous déballons nos affaires sur le tapis roulant, un homme derrière moi sort fébrilement deux mignonettes d’alcool, les avale d’un trait et les jette dans la poubelle à liquides. Il s’aperçoit que je l’ai vu. Après le passage des vigiles, embarrassé pour lui, j’essaye d’engager la conversation sur autre chose pendant que nous remettons nos chaussures. Mais il se dérobe, trop gêné.

Le vol est sans histoires. Mais la descente et l’atterrissage sont un peu secoués, à cause du vent. Très secoués même, ça cogne et ça tangue, il y a quelques cris de passagers.

Dans ces cas-là, et à cet instant précis, je sens la peur monter en moi, animale, émanant de mon corps, qui me dit : « Dis-donc, vieux, dans quel pétrin es-tu allé nous mettre ? Pas normale, cette situation, 200 personnes entassées dans un cercueil en métal blindé, dont il est impossible de sortir tout seul, et qui fonce dans les airs, conduit par un homme invisible, dont on n’a jamais vu le visage, jamais pu sentir qui il était vraiment, et à qui nous confions nos vies ! Ne me dis pas que c'est normal ! »

Mon corps a peur, je m’efforce de le calmer. Je lui dis que nous sommes dans la main de Dieu, rien d’autre à faire que respirer, sourire, repenser aux belles choses de la journée et de la vie.

Et voilà, nous sommes posés, stabilisés, en train de ralentir.

La voix de l’hôtesse résonne : « Mesdames et messieurs, nous venons d’atterrir à l’aéroport de Bordeaux-Mérignac. Merci de bien vouloir rester attachés jusqu’à l’arrivée à notre point de stationnement. » Elle continue mais je n’écoute plus que sa voix, grave, presque solennelle, qui contraste avec le ton standardisé avec lequel on délivre habituellement ce message.

Du coup – je plane encore dans ma tête - je me dis que c’est exactement le ton avec lequel elle aurait pu nous annoncer : « Mesdames et messieurs, nous venons de nous écraser à l’aéroport de Bordeaux-Mérignac. Bienvenue dans l’au-delà. » Et je me demande ce que nous trouverions alors à la descente de l’avion…

Tout le monde se lève. Je cherche des yeux le monsieur qui buvait avant d’embarquer : il est là-bas, debout dans le couloir, pressé de sortir, et tape déjà fébrilement sur son téléphone mobile pour quitter encore plus vite ce maudit avion, au moins par la pensée.

Quel intéressant voyage ! Je vu le ciel de près, et le dessus des nuages. J’ai vu la souffrance et ses mauvais remèdes. J’ai eu peur, j’ai rêvé. Je suis toujours en vie. Et je vais bientôt savourer la paix d’une retraite méditative. A cet instant, je suis comblé…

Illustration : prêts pour le décollage ?

PS : cet article a été publié dans Psychologies en juillet 2015.

lundi 31 août 2015

Tasse cassée



L’autre matin, en montant les escaliers pour me rendre dans mon bureau, une tasse de thé à la main, je trébuche et la tasse m’échappe, se renverse et se casse.

Ma réaction m’étonne alors.

Je suis un peu agacé d’avoir renversé du thé partout, il va me falloir éponger tout ça. Je suis un peu triste d’avoir cassé ma tasse (je l’avais achetée au Japon et je l’aimais bien). Mais tout ça reste sur le registre du « juste un peu » : il y a quelques années, je pense que j’aurais été bien plus agacé par ma maladresse et la perspective de devoir nettoyer l’escalier, et surtout que j’aurais été bien plus triste d’avoir cassé ma tasse.

Mais là, sans avoir eu à faire d’effort, sans avoir eu à me dire « inutile de t’agacer, ce n’est qu’une tasse et que quelques minutes à éponger », ma première réaction a été d’emblée adaptée : un peu d’agacement, un peu de tristesse, pour un incident ne mérite pas davantage en matière d’émotions.

Une fois revenu dans mon bureau, avant de me mettre au travail, je réfléchis un peu à ce qui vient de se passer. Comment comprendre cette petite séquence ?

Peut-être est-ce lié au temps qui passe ? En avançant en âge, nos émotions tendent à s’apaiser, à s’éroder doucement, nous sommes moins explosifs et réactifs. Nous sommes aussi, souvent, moins attachés aux objets.

Peut-être aussi que c’est le fruit de certains de mes efforts pour moins m’agacer ou moins me désoler pour des choses que n’en valent pas la peine (c’est un de mes nombreux chantiers existentiels…) ?

Peut-être enfin est-ce lié aux circonstances, à mon état du moment ? Je viens de bavarder, un peu avant, avec un ami plus jeune que moi d’une vingtaine d’années, qui vient d’avoir une petite fille. Il m’a montré des photos d’elle, toute mignonne, toute souriante. Ça m’a fait plaisir de le voir si heureux. Je me suis dit que sa petite fille allait avoir un chouette papa (la maman est super aussi !). Je me suis dit aussi qu’elle vivrait sans doute jusqu’au XXIIème siècle, que je ne connaîtrai (sans doute) pas. Je me suis dit que c’était comme ça, le grand cycle des vies humaines, qu’il fallait faire de la place pour ceux qui arrivaient, etc. Bref, j’étais plutôt attendri et apaisé. D’où mon calme face à la tasse cassée et au thé renversé ?

Sans doute que les trois raisons sont associées : temps qui passe, efforts pour progresser, humeur du moment...

Mais ce petit incident et ces conclusions m’ont réjoui, la journée commence bien.

Belle rentrée à tout le monde.


mercredi 1 juillet 2015

Bel été



Décrochez des écrans, souriez en vous éveillant et tout au long de la journée, même si vous êtes un peu triste, soyez doux avec vous-même et les autres, admirez la nature et le ciel, respirez, respirez, faites du bien aux autres humains.

N'oubliez pas que vivre est une chance.

Endormez-vous en souriant et en pensant aux belles choses de la journée, même imparfaites, même minuscules, même si vous ne savez pas de quoi demain sera fait.

Pour tout le reste, faites de votre mieux.

Merci de m'avoir suivi tout au long de l'année.

Que cet été vous apporte lenteur, douceur et sérénité.


Illustration : The blue pool, par Augustus John, 1911.

jeudi 25 juin 2015

Le talent de se taire



Toute la famille vient de recevoir une invitation à la prochaine grande cousinade annuelle. Les organisateurs ont prévu un thème pour les animations, qui auront lieu en plus des retrouvailles : ce sera celui des « talents ». Ils demandent donc à tous les participants de signaler à l’avance leurs propres talents. Nous sommes en train d’en discuter à table…

Sauf moi. Je n’aime pas trop ça, parler de mes talents. J’ai longtemps douté d’en avoir ; puis, j’ai pris l’habitude de me méfier de leur mise en avant (je suis pour le silence de l’estime de soi). Et surtout, je sais bien qu’après avoir annoncé un talent, chacun devra en faire l’étalage au cours d’un jeu : qu’est-ce qu’on va encore me demander de faire ? Et qu’est-ce que je pourrais trouver pour rester planqué ?

Pendant ce temps, autour de la table, tout le monde a trouvé son talent personnel, et on commence du coup à s’intéresser à moi : « alors, qu’est-ce que tu vas proposer ? » Comme j’annonce que je n’en sais rien et que ça ne m’intéresse pas du tout, mon dossier est vite pris en main. Après quelques minutes de bavardage et de remue-méninges, une de mes filles annonce : « Ça y est, j’ai trouvé : tu as le talent de te taire ! »

Grande rigolade : effectivement, je suis plutôt un silencieux (surtout en famille, où ce n’est pas toujours simple d’en placer une !). Je préfère écouter que parler, comme tous les anciens timides. Quand j’étais petit garçon, j’avais pour héros des cow-boys mutiques ; adolescent, auprès des filles, j’étais plus à l’aise dans le rôle du beau ténébreux que dans celui du séducteur prolixe. Aujourd’hui, j’adore les retraites en silence, dans le secret des monastères ou lors de stages de méditation. Et je connais tous les proverbes en faveur du silence : « si on a une bouche et deux oreilles, c’est pour écouter deux fois plus qu’on ne parle », etc.

Au fond de moi, je considère le silence comme un cadeau fait aux autres, dans ce monde bavard. Même si je sais que c’est une histoire de cohabitation et d’équilibre : une tablée de grands taiseux est aussi ennuyeuse que peut être épuisante une assemblée de grands bavards. C’est évidemment la coexistence des deux qui est agréable et vivable, et qui rend les échanges féconds. A quoi servirait de savoir écouter si personne n’osait parler ? (et inversement rajoute une petite voix tout au fond de moi…).

Mais pendant ce temps, la conversation continue autour de mes éventuels talents ; et comme je songe, je ne dis rien. Alors une de mes filles se tourne vers moi : « On ne t’entend pas ? Mais oui, j’ai compris ! Tu es déjà en train de travailler et de t’entraîner, pour perfectionner ton talent de te taire ! »

Illustration : c'est un ange qui joue de la trompette, mais on n'entend rien, car il célèbre les vertus du silence, il répand un précieux silence sur le monde.

PS : cet article est initialement paru dans Psychologies Magazine en mai 2015.

jeudi 11 juin 2015

Viens danser !



Ça se passe il y a quelques jours à Sainte-Anne, lors d’une consultation avec une patiente que je suis depuis plusieurs années. Elle souffrait d’une importante anxiété sociale. Elle va mieux, mais garde encore de petites peurs : danser, par exemple.

Elle n’aime pas danser, en partie parce qu’elle pense qu’elle danse mal et qu’on va donc mal la juger là-dessus. Elle a essayé souvent, mais elle devient raide, crispée, et du coup c’est tout sauf un plaisir. Alors, elle reste assise, elle aime bien regarder les gens danser, ceux qui dansent bien, ceux qui dansent mal, et tout le reste. C’est ça qui lui plait, finalement.

Mais si vous ne dansez pas, dans une soirée, vous pouvez être sûr qu’on ne vous laissera pas en paix ! On voit alors défiler les danseurs qui nous tirent par la manche :

« - Allez, viens danser !
- Mais je ne sais pas danser…
- Pas grave on t’apprendra !
- Mais je n’aime pas ça…
- C’est que tu n’as pas essayé, allez viens, ne reste pas toute triste dans ton coin !
- Mais je ne suis pas triste…
- Ben alors, viens danser ! »
Etc.

Elle me raconte tout cela, ma pauvre patiente, et me raconte aussi que du coup, elle évite toutes les invitations où ça risque de danser : mariages, anniversaires et autres fêtes. Et que cet été notamment, elle s’est excusée pour ne pas se rendre à quelques mariages.

Je la comprends : je n’aime pas danser, moi non plus. Et moi aussi les « viens danser » répétés m’ont longtemps fatigué.

Jusqu’au moment où j’ai ajusté ma stratégie : au lieu de dire « Je n’aime pas », j’ai formulé ma position de manière positive : « Merci, c’est gentil, mais vous savez quoi ? Je suis bien plus heureux à rester assis, à bavarder, à regarder les danseurs ! Mon petit bonheur en ce moment, c’est ça ! Et pas de me secouer en musique. Vous me voulez du bien ? Alors laissez-moi savourer la soirée comme ça ! »

Je raconte ma méthode à ma patiente, que ça fait rire.

Puis réfléchir.

Je lui explique ensuite plus en détail :

1) « Si vous vous excusez, si vous avez l’air gênée, si vous formulez les choses négativement, les gens vont vouloir vous aider, vous soulager, vous arracher à ce qu’ils pensent être une souffrance : ne pas danser. Ils croient que vous devez aimer ce qu’ils aiment. »

2) « Mais si vous le dites positivement, si vous dites que vous aimez rester tranquille à observer et à bavarder, c’est plus compliqué pour eux de vous venir en aide à leur façon – par le “viens danser“ – parce que vous n’avez pas besoin d’aide, juste de tranquillité, juste besoin de vivre votre soirée comme vous l'entendez. »

3) « Ça marchera donc mieux si vous êtes souriante et contente à votre place, au lieu d’être crispée et inquiète dans l’attente des “ viens danser“ et autres pressions sociales. »

4) « Et ça marchera encore mieux si vous vous donnez ce droit dans votre tête : ne pas danser n’est pas une infériorité, mais une singularité, vous y avez droit ! Vous avez le droit d’être une calme introvertie, même si c’est un modèle plus rare dans les fêtes que les excités extravertis, qui n’en manquent pas une. Vous n’êtes ni inférieure ni supérieure, juste différente : vous préférez écouter la musique que la danser, échanger avec des mots au calme plutôt qu’avec les corps dans le bruit. Tout va bien ! Donnez-vous ce droit, insistez sur ce que vous aimez, et souriez ! »

Nous discutons longtemps de tout ça. Nous peaufinons ses stratégies. Puis, nous nous quittons de bonne humeur, nous avons bien ri en évoquant notre aversion commune. J’espère qu’elle va aller à ses fêtes, et s’y amuser même sans danser.

Elle me racontera à la rentrée…

Illustration : une jeune fille qui semble sur le point d'aller danser ? Portrait de l'infante Marguerite par Velazquez, en 1659.


jeudi 21 mai 2015

Le vieux couple et l'océan



C’est un couple qui a l’air très âgé, au moins 90 ans chacun. Ils marchent tout doucement, sur la digue au bord de l’océan, non loin de l’endroit où je me suis assis pour contempler le passage des nuages du matin.

Ils s’arrêtent pour contempler le fracas des vagues, et l’horizon magnifique. Ils ne se parlent pas, mais se donnent la main comme des tout-petits dans les cours de récréation des écoles maternelles. Ils apparaissent d’une fragilité absolue face à l’énorme masse de l’océan, et aux très grands nuages sombres qui parcourent le ciel.

Ils sont magnifiques et émouvants. Que sont-ils en train d’éprouver ? De la nostalgie du temps où ils pouvaient plonger dans l’eau, nager, s’éclabousser en riant ? Une admiration émue pour la beauté de ces lieux, accompagnée de pensées tristes car c’est peut-être la dernière fois qu’ils viennent ici ensemble ? Sont-ils dans une conscience animale, ressentant à quel point les embruns de l’océan immense sont en train de nourrir et fortifier leurs vieux corps fatigués ? Ou dans des réflexions métaphysiques sur l’immensité, l’infini, le mystère insondable de la vie et de la mort ?

Une petite voix en moi se fait entendre, comme souvent quand je m’embarque dans de grandes considérations, une petite voix moqueuse : « tu t’emballes sur leur vie intérieure, mais peut-être attendent-ils tout simplement que ce soit l’heure d’aller au restaurant ?! »

Oui, peut-être. Mais ce n’est pas bien grave. Ils sont quand même beaux et bouleversants. Parce qu’ils s’aiment et se donnent la main. Parce qu’ils sont vieux et fragiles et qu’apparemment ils vont bientôt quitter ce monde. Parce que je me projette en eux.

Autrefois, les personnes âgées étaient pour moi comme des martiens ou des ornithorynques : des animaux d’une autre espèces, dont le mode de vie ne me concernait pas du tout, et dont je me sentais très loin. Puis peu à peu, en avançant moi-même en âge, je me suis mis à les observer de plus près, sachant que je serai un jour comme eux.

C’est pour ça que ma petite voix m’a recadré, tout à l’heure : en m’attendrissant sur eux, ne suis-je pas en train de m’attendrir sur moi dans quelques décennies ?

Mais non, il me semble que c’est plus simple et plus sincère : il me semble que j’ai appris avec le temps à admirer ce qui est vieux, au lieu d’y être indifférent ou de le craindre. Vieux arbres, vieilles maisons, vieux objets, vieux humains. A admirer l’histoire que raconte le passage du temps, à écouter la leçon délivrée : tout passe, préparons-nous à passer aussi, mais en attendant vivons et donnons le meilleur de nous-mêmes à ce passage sur terre qu’on appelle la Vie. Nous préférons parfois détourner notre esprit de cette leçon, parce qu’elle est au début inquiétante. Mais à force de l’écouter, de l’accepter, de la contempler, on en perçoit la sagesse et l’apaisement immense.

L’apaisement que m’offre à cet instant, sans le savoir et sans s’en soucier, ce petit couple si fragile qui se donne la main.

PS : cet article est initialement paru dans Psychologies Magazine en mars 2015.

Illustration : le ciel et l'océan.


mercredi 29 avril 2015

Coquillage



C’est un de ces moments où je me sens en apesanteur dans le monde réel. Je flotte, en pleine conscience mais sans attaches. Je n’observe même pas, je bois simplement tout ce qui passe, je le filtre comme un coquillage filtre l’eau de mer. Puis je relâche. Quelque chose doit bien en rester dans mon cerveau et dans mon corps, mais je ne sais même pas quoi.

Ce moment se passe sur une plage, en Bretagne, lors d’un pique-nique avec des cousins et des amis ; il y a des adultes et des enfants, tout le monde bavarde, circule, mange ; je suis assis à un bout du groupe, tranquille, je regarde autour de nous les autres vacanciers.

À une dizaine de mètres, sur ma droite, une jeune fille tente de remettre ses pieds dans ses chaussures sans y faire rentrer de sable. Elle est debout sur une jambe, près d’une flaque d’eau claire laissée à marée basse par l’océan ; elle trempe délicatement un pied dans l’eau pour le nettoyer, puis tente de l’essuyer avec sa serviette, et enfin de le glisser dans la chaussure. Comme elle est en équilibre sur l’autre pied, ça marche mal, et le pied nettoyé retombe souvent dans le sable, il faut recommencer. Ça dure quelques minutes pour chaque pied, puis elle finit par y arriver. C’est étrange comme cette scène anodine m’intéresse : tous ces efforts simplement pour ne pas avoir de sable dans sa chaussure… Je ne juge pas (je n’aime pas, moi non plus, avoir du sable dans mes chaussures). Mais il me semble à cet instant que la jeune fille est à l’image de l’humanité toute entière, par moments : beaucoup d’efforts pour de petites choses qui paraissent sans importance de l’extérieur. Elle a terminé, et bavarde maintenant avec ses parents.

Je regarde alors vers la gauche, au-delà de notre groupe. Une dame d’une quarantaine d’années est restée seule au milieu des serviettes et des sacs de toute sa famille : le père et leurs trois enfants sont allés tremper leurs pieds dans l’eau froide du printemps. Elle se photographie avec son téléphone. Elle penche la tête en arrière, sourit et se prend sous différents angles, en inclinant son visage à droite, à gauche, ajustant sa coiffure, variant l’intensité de son sourire. Elle constitue un stock de beaux selfies, profitant du ciel bleu et de son léger bronzage. À d’autres moments, dans d’autres états mentaux, j’aurais jugé et désapprouvé : ces histoires de selfies sont détestables, elle ferait mieux de se baigner, de contempler le ciel, de lire, de photographier ses proches ou les vagues, n’importe quoi sauf se tirer elle-même le portrait comme ça, en rafale. Mais là, non : ces pensées passent sans que je ne m’y accroche. Ce n’est pas que je ne juge pas : mon cerveau juge ; mais ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse c’est juste d’absorber cette scène, de la faire entrer dans ses moindres détails dans mon esprit, juste parce que c’est un moment de vie qui me surprend, que je n’ai encore jamais vécu, une scène que je n’ai jamais observée ainsi.

Un peu plus tard dans l’après-midi, alors que je suis toujours en mode « coquillage filtreur », je croise un couple qui se promène sur la plage. Le monsieur est aveugle et désespéré, il donne le bras à son épouse, et tout en marchant, il se plaint à voix haute (elle a l’air embarrassée et résignée à la fois) : « J’en ai marre de cette vie, j’en ai marre… » J’ai à nouveau ce sentiment de vivre un moment de proximité exceptionnelle avec la vie humaine. La détresse terrible de ce monsieur me rentre dans le coeur.

Pas de hiérarchie dans mon esprit entre ces trois instants. Ils reflètent tous les trois ce que tout le monde peut être amené à traverser, chacun à sa façon. Efforts pour un objectif apparemment dérisoire (le sable dans la chaussure). Narcissisme excessif (les selfies en rafale). Désespoir (le monsieur aveugle et malheureux).

Pour l’instant, pas de leçon, pas de conclusion, rien que les impressions. Mais je sais que tout cela va cheminer, sera digéré, et ressortira un jour. Je ne sais par contre ni quand ni comment.

Je sais aussi que maintenant, je dois redevenir un humain, père, époux, copain, cousin. Il va falloir que je repasse sur un autre registre que celui du coquillage contemplatif et silencieux, sinon je vais me faire chambrer ou remonter les bretelles. Je vais devoir parler, répondre, faire la cuisine, mettre la table, m’occuper des autres, pas seulement les regarder. Revenir dans l’engagement, la participation et la subjectivité. Ça aussi, j’aime bien. La vie de coquillage, ça a tout de même ses limites…

Illustration : "Christophe, sors de ta coquille !"(Chouette armée, Musée du Louvre, photo Passou).

lundi 30 mars 2015

Vieillir



Vieillir ne m’inspire ni joie ni peine.

Pas de joie : je ne me sens pas particulièrement heureux de vieillir, comme certaines stars affirment parfois l'être, dans des déclarations peu convaincantes ; si j’avais à choisir, je préfèrerais bien sûr avoir à nouveau 20 ou 30 ans.

Mais pas de peine non plus : c’est comme ça, je n’ai pas une once de regret ou de lamentation à gaspiller sur ce dossier, j’ai bien mieux à faire : profiter de l’existence.

Par contre, vieillir m’intéresse.

J’aime observer comment nous changeons avec le temps, comment certains d’entre nous se raidissent sur leurs défauts et leurs angoisses, comment d’autres au contraire s’en libèrent et progressent. Et comment tout cela se fait dans un certain désordre.

Dans mon cas par exemple, j’ai le sentiment d’une évolution bancale.

D’un côté, je m’apaise, je me consolide, je me sens plus stable face à mes angoisses, moins soucieux de ce qu’on pense de moi. Du coup, toute cette énergie que je ne gaspille plus au-dedans est dirigée vers l’extérieur ; comme je ne suis plus empêtré en moi-même, je savoure mieux le monde, je donne mieux aux autres.

Mais d’un autre côté, j’ai plus de peine pour les autres. Cela n’a fait que s’aggraver avec le temps. Avant d’être psychiatre, je savais bien sûr que les humains souffraient, mais je ne m’en inquiétais que s’ils souffraient devant moi, ou me l’exprimaient clairement. Aujourd’hui j’ai faite mienne cette magnifique phrase du poète Christian Bobin, dans Les Ruines du ciel : « Quelle que soit la personne que tu regardes, sache qu’elle a déjà plusieurs fois traversé l’enfer. » Depuis que je fais ce métier, je ne sous-estime jamais la souffrance des humains que la vie m’amène à rencontrer, même s’ils ne se plaignent pas, même s’ils ne m’en parlent pas. Mes patients bien sûr, c’est la moindre des choses. Mais aussi les non-patients. Même les pénibles, même les discrets, même les puissants. J’ai reçu des gens ayant comme on dit réussi, des personnes hauts placées, quelques stars célèbres et adulées. Et j’ai vu beaucoup de souffrances, j’ai vu la fragilité des forts. Leurs souffrances sont les mêmes que celles des faibles et des anonymes : ne pas être aimés, ne pas être heureux, ne pas avoir l’esprit en paix, ne pas avoir l’âme sereine. Nous sommes tous faits du même bois, d’un bois magnifique, sensible et fragile. D’un bois qui chante et qui souffre.

Mais je voudrais aujourd’hui que plus personne ne souffre. Je voudrais que chacune et chacun de nous s’efforce chaque jour de soulager un peu de la souffrance croisée sur son chemin. Je voudrais que nous soyons assez forts pour nous acharner à ce travail de moineau bienfaisant, toute notre vie durant. En étant heureux de le faire. Et en étant heureux de vivre ce que nous vivons. Quoi que ce soit.

Voilà donc comment je vieillis.

C’est un peu le bazar, et c’est un peu de guingois.

Mais c’est vraiment, vraiment, intéressant à vivre.

Pour le moment en tout cas...

Illustration : dans le rétroviseur de la vie.


lundi 2 mars 2015

La troisième voie vers le bonheur…



C’est une consultation à haute intensité émotionnelle. Un ancien patient, soigné il y a longtemps et aujourd’hui guéri, revient me voir pour m’annoncer le décès de son épouse, il y a deux ans, d’une leucémie : « Vous ne me croirez peut-être pas, mais j’ai ressenti une immense peine et un immense bonheur. Grâce au travail que nous avions fait ensemble sur la méditation, j’ai vécu toute cette période terrible en pleine conscience, sans me rétracter sur notre malheur, mais sans oublier notre bonheur. Nous n’avons jamais autant parlé tous les deux, nous ne nous sommes jamais autant aimés, nous n’avons jamais rien vécu d’aussi fort humainement. Et lorsqu’elle est morte, j’étais bouleversé mais pas dévasté. Aujourd’hui, il me semble que je vais bien. Et que c’est grâce à vous. Alors je suis venu vous dire merci. »

Ouh la la… Je respire doucement pour ne pas pleurer, je suis bouleversé, je le remercie et lui rappelle que ce n’est qu’un tout petit peu grâce à moi, c’est tout de même lui qui a traversé tout cela. Il continue de me raconter, je continue de l’écouter. Quand il repart, j’ai envie de le serrer dans mes bras, ce frère humain. Je me contente de lui serrer la main et de lui sourire avec le plus de chaleur possible. J’ai encore des progrès à faire.

Mais grâce à lui, j’ai vérifié une fois de plus ceci : le bonheur peut exister au sein même du malheur. C’est la troisième voie, si chère au cœur des soignants : comment aider nos patients malades ou malheureux à ne pas renoncer au bonheur ?

Trois voies vers le bonheur, donc.

La première est la plus facile : être heureux quand notre vie est belle, douce, simple, agréable. Nous avons alors à simplement prendre le temps de savourer, de faire entrer le bonheur dans toutes les cellules de notre corps, et de rendre grâce.

La deuxième voie n’est pas trop difficile : être heureux quand la vie est banale, quand elle ne nous impose que de la petite adversité, tout en continuant de nous offrir des petits bonheurs. Il pleut, notre voiture est en panne, nous avons mal au dos, nous nous sommes disputés avec un proche. Mais nous sommes en vie, en démocratie, nous avons de quoi manger, des gens nous aiment, des choses nous intéressent. Nous avons juste à ouvrir les yeux sur tout cela, au lieu de les garder braqués seulement sur les soucis.

La troisième voie est celle que mon patient a empruntée : accéder au bonheur malgré la grande adversité. Parfois c’est impossible et on doit accepter qu’il y a dans nos vies des temps pour le bonheur, et des temps pour le malheur. Mais parfois, la lumière nous touche : malgré le malheur qui nous frappe, nous restons ouverts à tous les petits bonheurs, dérisoires, qui sont là, eux aussi, silencieux, tout autour de nous. Ils n’empêchent pas le malheur d’exister, mais nous donnent de l’air, empêchent la noyade. Plus rarement encore, cette grande adversité nous fait accéder à des bonheurs que nous n’aurions jamais connu sans elle (comme les échanges bouleversants entre mon patient et son épouse).

Cette troisième voie, ce n’est jamais nous qui décidons de l’emprunter, mais la vie qui nous l’impose. Et nous ne pouvons jamais savoir à l’avance si nous serons capable d’y cheminer le jour venu.

Mais si nous voulons être prêts pour ce jour-là, n’oublions pas de marcher régulièrement sur les deux premières voies. N’oublions pas d’être heureux quand la vie est simple, et l’adversité ordinaire.

PS : cet article est initialement paru dans Psychologies Magazine en janvier 2015.

Illustration : Charon traversant le Styx (détail), par Joachim Patinir, au Musée du Prado.

lundi 16 février 2015

Conférence



Même quand il ne se passe rien de spécial, rien d’anormal (en bien ou en mal) dans ma vie, elle m’intéresse quand même. Voici donc une non-histoire, le récit d’un moment de vie sans rien d’exceptionnel, mais que j’ai aimé vivre.

Ça commence un soir d’hiver, lors d’une conférence à Bordeaux pour la MAIF (j’aime bien travailler avec cette mutuelle, gérée en grande partie par ses militants). C’est dans la grande et belle salle du Palais des Congrès. Comme toujours, après avoir installé mon ordinateur et vérifié que mes diapositives passent bien, je m’installe dans un petit coin de la salle, pendant qu’elle se remplit. J’observe les personnes qui arrivent et s’installent, par petits groupes. J’écoute la rumeur des conversations, qui enfle doucement.

Je n’ai plus beaucoup de trac, contrairement à mes débuts (je me souviens par exemple très bien de ma première communication à un congrès de médecine, à Barcelone, alors que j’étais jeune interne, et de mon impression, au moment de commencer à parler, d’avoir la tête à l’envers et le cœur qui allait exploser, vraiment).

Aujourd’hui, il n’y a plus de trac dans ma tête, mais tout de même des petites ondes d’inquiétude dans mon corps ; malgré l’habitude, ma partie animale continue d’estimer que cette situation n’est pas normale : dans quelques minutes je vais me retrouver sur scène avec 1200 regards braqués sur moi, pendant deux heures. Dans le monde animal, dont je fais partie, ce n’est pas une situation de bon augure. Dans le monde des humains, dont je fais aussi partie, ce n’est plus un danger vital, mais social (il faut « assurer »). Ce que je m’efforce de faire, « assurer », en préparant de mon mieux, à chaque fois, mes interventions : pour intéresser, faire réfléchir, faire sourire, donner envie de progresser. Mais ça n’empêche pas mon corps d’avoir un peu peur, et parfois même mon esprit.

Alors, je me centre sur ma respiration, j’écoute un peu plus attentivement le chant de la salle et de ses rumeurs, j’observe la scène et ses lumières. Parfois des pensées inquiètes se présentent à mon cerveau : et si tu faisais un malaise ? et si tu perdais le fil de ce que tu as à dire ? et si tu te bloquais, l’esprit soudain vide ? Je sais que c’est normal que ces pensées viennent ; alors, je souris, je me recentre sur mon souffle, et sur toutes mes sensations de l’instant présent, sur tout le réel de l’ici et maintenant ; pour ne pas me laisser piéger et aspirer par le virtuel de mes inquiétudes engendrées par mon corps et mon cerveau inquiets.

Le plus souvent, la petite tension et les inquiétudes ne disparaissent pas totalement mais restent là, dans un coin. Pas grave. Je me centre alors sur le pourquoi de ma présence ici : aider les personnes qui ont fait l’effort de venir à aller bien, à se sentir mieux, à se rendre un peu plus heureuses et à rendre les autres humains un peu plus heureux. C’est ce que ces gens attendent de moi, et je vais faire de mon mieux pour que le message passe.

Voilà, la responsable de la soirée vient de finir son topo de bienvenue, c’est à moi. Je me lève et je monte sur scène, je ne suis plus centré que sur le désir de faire passer quelques uns de ces messages, données et conseils qui m’ont personnellement tant aidé et passionné, à toutes ces personnes, ou au plus grand nombre d’entre elles. Je vais faire de mon mieux, et le reste ne m’appartient déjà plus…

Le lendemain matin, avant de sauter dans le TGV, je prends mon petit déjeuner dans une salle anonyme d’hôtel ; la télé sur les murs délivre des flots d’informations, on ne peut pas couper le son. J'attends que ça passe, je suis un peu en manque de grâce et de beauté. Dans le tramway qui traverse Bordeaux du nord au sud, j’observe le jour qui se lève, le ciel qui s’éclaire doucement, le croissant de la lune dans le ciel rose, les passagers qui montent et descendent.

Je me sens en paix et je trouve les gens beaux. Je repense à cette phrase de Christian Bobin, lue dans un de ses entretiens, au hasard d’un journal, et qui dit à peu près ceci : « les gens sont beaux et ils ne le savent pas ». Oui, ce matin, les gens sont beaux, presque tous, même ceux qui ont un physique ingrat, même ceux qui sont mal fringués (comme moi, avec mon visage froissé par une nuit trop courte, mes chaussures mal cirées et mon bonnet sans doute de travers, comme d’habitude). Les seules laideurs que j’aperçois ne sont pas liées à ces détails des apparences mais à la vulgarité des attitudes : un chewing-gum mâché la bouche grande ouverte, un corps vautré et des chaussures posées sur la banquette d’en face, une conversation sans pudeur, à voix trop forte, au téléphone. Mais ce matin, il n’y en a pas, ou je ne les vois pas. Tout le monde est beau, les visages et les corps sont pleins de grâce, de souffrance ou de fragilité ; pleins d’humanité.

J’arrive à la gare, le train est là, à l’heure, dans le wagon tout le monde est calme. Il n’y a qu’une ou deux personnes qui parlent au téléphone, de temps en temps ; ça m’agace un peu, mais pas assez pour que j’aille leur demander d’aller causer sur la plateforme. Je vois bien qu’il y en a aussi qui parlent tout doucement, avec la main devant la bouche pour ne pas déranger ; d’autres qui se lèvent et quittent le compartiment pour discuter. Ce matin, ce sont eux qui me réjouissent, plus que les autres ne me désolent.

Et puis, je préfère regarder par la fenêtre le défilement des arbres dépouillés, qui dorment de leur sommeil d’hiver et attendent les baisers du printemps pour s’éveiller et reverdir.

Mon souffle est toujours là, je vois et j’entends correctement, mes jambes me portent et mes mains m’obéissent.

À cet instant, tout est bien.

Et demain ?

Demain, on verra bien…


Illustration : sur un mur en Inde, près des rives du Gange.

lundi 2 février 2015

Le plus beau jour de ta vie



Quand j’étais étudiant en médecine, j’avais un ami spécial, moqueur et parfois persifleur, voire méchant avec ceux qu’il prenait pour cible, mais toujours très drôle ; il s’appelait Pierre.

Une année, nous étions partis à trois avec un autre ami, Patrick, devenu depuis psychanalyste, pour un voyage en Écosse dans sa vieille 4L (pour les plus jeunes de mes lectrices et lecteurs, la 4L Renault était une guimbarde populaire, robuste et pas chère). Comme nous étions fauchés, nous dormions parfois dans la voiture. Ce fut notamment le cas la première nuit, dans un coin paumé de la campagne anglaise. La qualité du sommeil fut des plus médiocres ; froid, courbatures et humeur grognonne étaient au menu dès l’aube.

Et ce matin-là, alors que je m’extirpais péniblement du coffre en maugréant, il me lance en rigolant : « Allez debout mon vieux, c’est peut-être le plus beau jour de ta vie ! » Malgré la sale petite pluie qui commençait, malgré le froid et les ankyloses partout dans mon corps, je me souviens avoir éclaté de rire.

Je m’en souviens encore.

Et je me sers parfois du truc de Pierre, moi aussi : de temps en temps, réveiller quelqu’un, un matin banal ou mieux, un matin merdique (où il a fallu se lever tôt pour faire quelque chose de pas forcément réjouissant ou excitant), en lui disant juste ça : « Allez, debout, c’est peut-être le plus beau jour de ta vie ! »

Au début, je le disais juste pour faire rire, pour faire du bien, justement les jours pas terribles a priori...

Maintenant je le dis parce que je pense que c’est peut-être vrai.

En tout cas que c’est parfois vrai, au moins en partie, et bien plus souvent qu’on ne le croit : chacun de nos jours est beau, et à son matin, nous ne pouvons jamais savoir jusqu’où ira cette beauté.

Alors autant rester éveillés, activés et attentifs à toutes les grâces qui sûrement viendront aujourd’hui, même partielles, même minuscules.

Illustration : notre vieille 4L orange avec des passagères telles que nous en rêvions à l'époque.

vendredi 16 janvier 2015

Un peu de joie dans le grand vent du monde



Je suis un introverti tranquille : la joie m’est étrangère. Je ne sais que la recevoir, pas la créer en moi. Je ne sais cultiver que le bonheur, une joie plus calme, plus discrète, plus intériorisée.

Longtemps, je me suis méfié de la joie, qui me semblait une forme d’imprudence : imprudence dans la vision (la joie est associée à la confiance envers le futur, hélas si incertain), imprudence dans le comportement (la joie est associée à l’enthousiasme, cette envie de se lancer dans l’action et la vie, qui nous expose aux déceptions et aux désillusions).

C’est une de mes filles qui a changé mon regard sur la joie. Elle incarne, bien souvent, la joie de vivre spontanée : dès le matin, elle est heureuse de se trouver dans cette journée, sur cette terre. Même si ce qui l’attend n’est pas forcément réjouissant, même s’il pleut, même si elle va affronter des cours, des examens difficiles, elle se dope à l’enthousiasme, plaisante, cherche les occasions de sourire ou de rire. Autrefois, je la trouvais naïve et fragile, j’avais peur qu’elle ne soit déçue puis blessée, à cause de cette joie délibérée. Je la trouve aujourd’hui sage, et plus solide qu’elle n’y paraît.

Aujourd’hui grâce à elle, la joie m’inspire davantage de respect. Par rapport au bonheur, j’en vois mieux les avantages : elle est plus contagieuse, plus susceptible de nous pousser vers l’action. J’en perçois toujours les inconvénients : elle est plus dérangeante, offensante parfois pour ceux qui souffrent et sont dans la douleur ; car elle n’est pas discrète et secrète comme le bonheur, elle est une énergie qui déborde et bouscule.

Mais n’est-ce pas exactement ce dont nous avons besoin pour vivre ?

Surtout ces temps-ci, alors que soufflent de méchants vents sur le monde...

Illustration : un petit panneau, non loin du lieu où je suis en retraite à l'instant où j'écris ces lignes. Mais il ne faut pas le prendre à la lettre : Coeurjoie, ce n'est pas une voie sans issue !

(Ce texte a été publié la première fois dans le magazine La Vie, le 8 janvier 2015.)

mercredi 7 janvier 2015

Un peu à l’image de notre vie…



Grande discussion lors d’un repas chez des amis. Un couple est en train de raconter avec humour une galère survenue lors de leurs dernières vacances, liée à leur façon de vivre, improvisée et désorganisée : partis sans vérifier leur jauge d’essence, ils se sont retrouvés en panne sur l’autoroute embouteillée, voiture pleine de bagages et d’enfants. Rien de méchant, mais le genre d’aventure dont on ne sourit qu’une fois qu’elles sont terminées.

Tout le monde renchérit sur l’anecdote, et tout à coup, je sens se lever dans mon cerveau de psy l’envie de lancer : « Est-ce que ça n’est pas un peu à l’image de toute votre vie, finalement, cette histoire ? » Ce que je fais.

À leur tête perplexe et tout à coup concernée, je vois que j’ai fait mouche. Ils réfléchissent, se regardent, commencent à dire « Peut-être, oui, c’est vrai que nous vivons toujours dans le désordre et l’absence d’anticipation » et ils s’embarquent dans un début - très intéressant - d’auto-analyse de leur style de vie. Jusqu’à ce que je leur avoue que j’ai lancé ma remarque juste pour rire. Mais j’ai beau tenter de banaliser mon intervention, je sens bien qu’elle a tout de même activé chez eux une remise en question.

Après la soirée, je suis frappé par la manière dont ce genre de phrase passe-partout peut paraître juste et personnalisée. Je décide alors de la tester à nouveau.

Quelques jours plus tard, l’occasion m’en est donnée, lors d’une soirée où une amie nous raconte un rêve récent, dans lequel elle tentait de parler à tout un tas de gens qu’elle rencontrait, mais personne ne l’écoutait. J’attends un instant de silence et je lance : « Est-ce que ça n’est pas un peu à l’image de toute ta vie, finalement, ce rêve ? » Et là encore, ça marche au-delà de toute espérance ! Je la vois froncer le sourcil et commencer à réfléchir…

Jusqu’à ce que j’avoue à nouveau mon subterfuge : elle éclate alors de rire, et toute la tablée avec elle. Puis nous nous amusons à décliner le concept, en l’appliquant à toutes sortes de situations, pour réaliser qu’il s’agit vraiment d’une phrase tout terrain, qui peut être énoncée dès qu’une personne raconte une tranche de vie qui l’a marquée.

La discussion se porte vers d’autres sujets, mais je continue de réfléchir à ce qui s’est passé. Version triste : c’est si simple (surtout quand on est psy) de tromper son monde, et de faire croire à du sur-mesure quand on ne fait que délivrer des banalités. Version gaie : nous partageons tous les mêmes doutes et inquiétudes (ne pas être aimés, faire des erreurs, échouer, etc.) et nous sommes tous prêts à en discuter avec des amis. Version psy : même une banalité peut engendrer une réflexion intelligente.

Quels chouettes cerveaux que les nôtres !


PS : cet article a été publié dans Psychologies Magazine en novembre 2014.

Illustration : À l'école d'infirmières, par Jean Dieuzaide.