jeudi 25 juin 2015

Le talent de se taire



Toute la famille vient de recevoir une invitation à la prochaine grande cousinade annuelle. Les organisateurs ont prévu un thème pour les animations, qui auront lieu en plus des retrouvailles : ce sera celui des « talents ». Ils demandent donc à tous les participants de signaler à l’avance leurs propres talents. Nous sommes en train d’en discuter à table…

Sauf moi. Je n’aime pas trop ça, parler de mes talents. J’ai longtemps douté d’en avoir ; puis, j’ai pris l’habitude de me méfier de leur mise en avant (je suis pour le silence de l’estime de soi). Et surtout, je sais bien qu’après avoir annoncé un talent, chacun devra en faire l’étalage au cours d’un jeu : qu’est-ce qu’on va encore me demander de faire ? Et qu’est-ce que je pourrais trouver pour rester planqué ?

Pendant ce temps, autour de la table, tout le monde a trouvé son talent personnel, et on commence du coup à s’intéresser à moi : « alors, qu’est-ce que tu vas proposer ? » Comme j’annonce que je n’en sais rien et que ça ne m’intéresse pas du tout, mon dossier est vite pris en main. Après quelques minutes de bavardage et de remue-méninges, une de mes filles annonce : « Ça y est, j’ai trouvé : tu as le talent de te taire ! »

Grande rigolade : effectivement, je suis plutôt un silencieux (surtout en famille, où ce n’est pas toujours simple d’en placer une !). Je préfère écouter que parler, comme tous les anciens timides. Quand j’étais petit garçon, j’avais pour héros des cow-boys mutiques ; adolescent, auprès des filles, j’étais plus à l’aise dans le rôle du beau ténébreux que dans celui du séducteur prolixe. Aujourd’hui, j’adore les retraites en silence, dans le secret des monastères ou lors de stages de méditation. Et je connais tous les proverbes en faveur du silence : « si on a une bouche et deux oreilles, c’est pour écouter deux fois plus qu’on ne parle », etc.

Au fond de moi, je considère le silence comme un cadeau fait aux autres, dans ce monde bavard. Même si je sais que c’est une histoire de cohabitation et d’équilibre : une tablée de grands taiseux est aussi ennuyeuse que peut être épuisante une assemblée de grands bavards. C’est évidemment la coexistence des deux qui est agréable et vivable, et qui rend les échanges féconds. A quoi servirait de savoir écouter si personne n’osait parler ? (et inversement rajoute une petite voix tout au fond de moi…).

Mais pendant ce temps, la conversation continue autour de mes éventuels talents ; et comme je songe, je ne dis rien. Alors une de mes filles se tourne vers moi : « On ne t’entend pas ? Mais oui, j’ai compris ! Tu es déjà en train de travailler et de t’entraîner, pour perfectionner ton talent de te taire ! »

Illustration : c'est un ange qui joue de la trompette, mais on n'entend rien, car il célèbre les vertus du silence, il répand un précieux silence sur le monde.

PS : cet article est initialement paru dans Psychologies Magazine en mai 2015.

jeudi 11 juin 2015

Viens danser !



Ça se passe il y a quelques jours à Sainte-Anne, lors d’une consultation avec une patiente que je suis depuis plusieurs années. Elle souffrait d’une importante anxiété sociale. Elle va mieux, mais garde encore de petites peurs : danser, par exemple.

Elle n’aime pas danser, en partie parce qu’elle pense qu’elle danse mal et qu’on va donc mal la juger là-dessus. Elle a essayé souvent, mais elle devient raide, crispée, et du coup c’est tout sauf un plaisir. Alors, elle reste assise, elle aime bien regarder les gens danser, ceux qui dansent bien, ceux qui dansent mal, et tout le reste. C’est ça qui lui plait, finalement.

Mais si vous ne dansez pas, dans une soirée, vous pouvez être sûr qu’on ne vous laissera pas en paix ! On voit alors défiler les danseurs qui nous tirent par la manche :

« - Allez, viens danser !
- Mais je ne sais pas danser…
- Pas grave on t’apprendra !
- Mais je n’aime pas ça…
- C’est que tu n’as pas essayé, allez viens, ne reste pas toute triste dans ton coin !
- Mais je ne suis pas triste…
- Ben alors, viens danser ! »
Etc.

Elle me raconte tout cela, ma pauvre patiente, et me raconte aussi que du coup, elle évite toutes les invitations où ça risque de danser : mariages, anniversaires et autres fêtes. Et que cet été notamment, elle s’est excusée pour ne pas se rendre à quelques mariages.

Je la comprends : je n’aime pas danser, moi non plus. Et moi aussi les « viens danser » répétés m’ont longtemps fatigué.

Jusqu’au moment où j’ai ajusté ma stratégie : au lieu de dire « Je n’aime pas », j’ai formulé ma position de manière positive : « Merci, c’est gentil, mais vous savez quoi ? Je suis bien plus heureux à rester assis, à bavarder, à regarder les danseurs ! Mon petit bonheur en ce moment, c’est ça ! Et pas de me secouer en musique. Vous me voulez du bien ? Alors laissez-moi savourer la soirée comme ça ! »

Je raconte ma méthode à ma patiente, que ça fait rire.

Puis réfléchir.

Je lui explique ensuite plus en détail :

1) « Si vous vous excusez, si vous avez l’air gênée, si vous formulez les choses négativement, les gens vont vouloir vous aider, vous soulager, vous arracher à ce qu’ils pensent être une souffrance : ne pas danser. Ils croient que vous devez aimer ce qu’ils aiment. »

2) « Mais si vous le dites positivement, si vous dites que vous aimez rester tranquille à observer et à bavarder, c’est plus compliqué pour eux de vous venir en aide à leur façon – par le “viens danser“ – parce que vous n’avez pas besoin d’aide, juste de tranquillité, juste besoin de vivre votre soirée comme vous l'entendez. »

3) « Ça marchera donc mieux si vous êtes souriante et contente à votre place, au lieu d’être crispée et inquiète dans l’attente des “ viens danser“ et autres pressions sociales. »

4) « Et ça marchera encore mieux si vous vous donnez ce droit dans votre tête : ne pas danser n’est pas une infériorité, mais une singularité, vous y avez droit ! Vous avez le droit d’être une calme introvertie, même si c’est un modèle plus rare dans les fêtes que les excités extravertis, qui n’en manquent pas une. Vous n’êtes ni inférieure ni supérieure, juste différente : vous préférez écouter la musique que la danser, échanger avec des mots au calme plutôt qu’avec les corps dans le bruit. Tout va bien ! Donnez-vous ce droit, insistez sur ce que vous aimez, et souriez ! »

Nous discutons longtemps de tout ça. Nous peaufinons ses stratégies. Puis, nous nous quittons de bonne humeur, nous avons bien ri en évoquant notre aversion commune. J’espère qu’elle va aller à ses fêtes, et s’y amuser même sans danser.

Elle me racontera à la rentrée…

Illustration : une jeune fille qui semble sur le point d'aller danser ? Portrait de l'infante Marguerite par Velazquez, en 1659.