jeudi 24 novembre 2016

Ramasse-crottes



Cet été, je m’étais levé tôt, comme tous les matins, et je me marchais sur une grande et belle plage de Bretagne, à marée basse.

Il y avait déjà beaucoup de monde, surtout des joggeurs et des promeneurs. Beaucoup de ces derniers étaient accompagnés de leur chien. Parmi les nombreuses vertus des chiens, en plus de leur capacité à nous donner inlassablement de l’amour inconditionnel, figure celle-ci : ils nous font faire de l’exercice physique, à chaque fois que nous devons les sortir, ils nous arrachent à nos écrans, et souvent nous font faire des rencontres...

Bref, je marchais en regardant tout ce petit monde. Les chiens, notamment, très drôles à observer, dans la variété de leurs personnalités : certains galopant comme des fous, faisant d’innombrables allers et retours vers leur maître ; d’autres ne le lâchant pas d’une semelle. Mais la plupart d’entre eux s’arrêtant, à un moment ou un autre, pour lâcher un petit pipi ou une petite crotte. Comme nous n’étions pas en Méditerranée, ça ne m’agaçait pas trop : la marée nettoierait ça d’ici quelques heures ; et peut-être même que certains poissons ou coquillages ont l’habitude de s’en régaler ? Mais tout de même, ce n’est pas très sympa, en attendant, pour les vacanciers et leurs enfants qui vont arriver tout à l’heure, avant la marée haute…

À ce moment, je vois un monsieur dont le chien vient de faire une crotte s’arrêter et la ramasser délicatement avec un petit sac plastique qu’il avait dans sa poche. C’est la première fois que je voyais ça sur cette plage, un propriétaire de chien assez citoyen pour respecter ceux qui viendraient après lui sans attendre la prochaine marée ! En général, je les vois plutôt dans les rues ou les lieux publics.

Et assez souvent, je vais les féliciter, pour les encourager, les pauvres. Je n’ai pas de chien, mais l’idée de ramasser ses crottes à la main, de les garder quelque part dans mon sac ou ma poche en continuant ma promenade ne m’enchante guère. Alors, je les valorise, ces anonymes de la propreté et de la citoyenneté. Je m’approche du monsieur, qui, me voyant venir, a un regard inquiet, se demandant ce que je lui veux : « Monsieur, c’est super de ramasser les crottes de votre chien. Ce sera génial quand tout le monde fera comme vous ! Félicitations ! »

Ça le fait sourire, il me dit que c’est normal, il a l’air un peu gêné, mais content tout de même que quelqu’un reconnaisse sa bonne et humble action. Du coup, je repars tout léger (j’aime bien les échanges positifs avec des inconnus, il me semble que ça rend le monde un peu plus souriant et agréable) et je me demande ce que je dois faire maintenant avec tous les autres, la majorité, que je vais voir ne pas ramasser les crottes de leur chien. De temps en temps, je les engueule : « c’est dégueulasse, pourquoi vous ne ramassez pas ? ». Mais le plus souvent, je ne dis rien, pour plein de raisons : pas envie de vivre un conflit, même légitime ; sentiment que ça ne servira à rien ; et parfois, par pitié pour le maître, qui me semble trop âgé pour se baisser…

Là, sur la plage, finalement, je n’apostrophe pas les propriétaires égoïstes (« mon chien chie et je m’enfuis ; pour les autres, tant pis »). Pas envie de me gâcher la balade par une querelle de plage ; même si je sais que j’ai raison, ça me fait battre le cœur un peu plus vite, ça me met de mauvaise humeur pour le reste de la promenade.

Il fait beau, c’est un de mes derniers jours de vacances, je préfère détourner le regard vers l’océan, le ciel magnifique, et écouter la rumeur sourde des vagues inlassables. Les remontées de bretelles des indélicats, ce sera pour Paris…


Illustration : Chien et passant à Neuilly, par Elliott Erwitt...

PS : cet article a été initialement publié dans la revue Kaizen à l'automne 2016.

jeudi 17 novembre 2016

Bouffée de fraternité



C’est une consultation toute simple, sans histoires, avec un patient qui souffre de schizophrénie. Il le sait, il connaît sa maladie et en parle sans déni. Il a déjà présenté 6 épisodes délirants impressionnants, et il n’a pas du tout envie que ça recommence. Alors il prend ses médicaments et fait tout ce qu’il peut faire pour aller bien. Voilà plusieurs années par exemple qu’il participe à nos groupes de yoga et de méditation, qui, me dit-il, l’aident énormément. Il a un travail où il se sent bien, il s’est trouvé une compagne.

Mais elle est fragile, elle aussi ; ils se sont rencontrés à l’hôpital psychiatrique, lors d’un de leurs séjours. Actuellement elle est en pleine rechute, à nouveau hospitalisée depuis plusieurs semaines. Il me raconte que ça l’a beaucoup secoué, mais qu’il a tenu bon ; à chaque fois qu’il vient la visiter, il s’arrête ensuite pour prier et méditer dans la chapelle de l’hôpital, où il reste jusqu’à ce qu’il se sente apaisé. Il me dit qu’il a foi en l’avenir, qu’il sait que les médecins vont guérir son amie et qu’ils seront à nouveau heureux ensemble : « c’est très important pour nous », me précise-t-il, « nous nous faisons beaucoup de bien… »

Dans la belle lumière de cet après-midi d’automne, son visage est serein ; il me parle calmement, avec des mots simples ; puis il se tait, me regarde avec confiance et attend ma réponse. Tout, dans son attitude, est juste et mesuré.

Je sens que je commence à être troublé, un truc se passe en moi qui me bouscule de l’intérieur. Quelque chose s’allume dans ma poitrine : un sentiment de proximité, une bouffée de fraternité avec mon patient. Une sorte de lumière et de chaleur fait fondre toutes nos enveloppes, toutes nos différences : il n’y a plus un médecin et un patient, il y a deux personnes sensibles et un peu émues, qui font de leur mieux avec leurs vies. Il me semble tout à coup que nos histoires, à mon patient, à moi et à tous les humains, sont les mêmes : nous avons été enfants, et nous courons après le bonheur et l’amour. Et – voyez comme c’est bizarre parfois un cerveau – j’entends Françoise Hardy qui se met à chanter doucement dans ma tête…

Voilà, la consultation se termine. Je suis en train de lui serrer la main, alors que j’aurais envie de lui donner une accolade fraternelle. Mais je n’ose pas, je ne suis pas sûr qu’il soit dans le même état que moi. Lui il a juste rencontré un psychiatre avec qui le courant passe, moi j’ai rencontré un frère en humanité et ça m’a balancé par terre. Je lui parle comme dans un rêve, je lui souhaite de bientôt retrouver sa compagne en bonne forme, j’espère pour eux beaucoup de bonheur, je lui serre la main bien fort avec mes deux mains, je lui donne toute mon affection avec mes yeux et mon sourire. Puis, je le regarde s’éloigner dans le couloir, et je lui fais un petit au-revoir de la main avant de refermer ma porte.

Je retourne m’asseoir à mon bureau, allégé de tous mes oripeaux sociaux. Je ne suis plus un psychiatre mais un humain, avec 7 milliards et demi de frères et de sœurs. Ça me fait bizarre. Heureusement que c’était mon dernier patient de la journée…


Illustration : dans les mosaïques, chaque petit carreau compte...

PS : ce texte reprend ma chronique du 8 novembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.

jeudi 10 novembre 2016

Robot en Aubrac



Une semaine, je randonnais avec des amis sur le plateau de l’Aubrac. Il faisait grand beau, un ciel bleu magnifique, un petit vent froid, comme souvent là-bas. Ce n’était pas tout à fait le temps idéal pour l’Aubrac. Le temps idéal, c’est le mélange de nuages et de déchirures des nuages, de passages de brumes et de dégringolades de soleil, quand on passe sans arrêt de la rudesse à la beauté. Mais c’était quand même drôlement bien, ce grand beau temps, ce soleil blanc et froid…

Cela faisait plusieurs heures que nous marchions sur les hauts plateaux déserts, comme il n’en existe nulle part ailleurs, plusieurs heures que nous avancions dans ce paysage de « vertige horizontal », comme le qualifiait l’écrivain Julien Gracq, au milieu des belles vaches blondes et des petits murs bas en pierres centenaires. A un moment, un des marcheuses de notre groupe trébuche, épuisée, et reste allongée au sol, nous disant qu’elle n’en peut plus et qu’elle veut se reposer.

Alors tous les randonneurs tombent comme des mouches, et s’allongent eux aussi au sol, dans l’herbe jaune de l’automne. Plus personne ne dit mot. Il n’y a plus que le vent de l’Aubrac qui nous parle, qui chuchote à nos oreilles : « on n’est pas bien, là, à ne plus rien faire, le nez au ciel ? »

Si, on est drôlement bien !

Allongé, les bras en croix, les jambes écartées, la tête au chaud dans mon bonnet, je regarde le ciel bleu total, bleu complet, ce bleu pâle et pur de l’automne. Je ressens la joyeuse fatigue de mes jambes, de mon dos. Je sens mon corps qui respire, tranquille. Et mon cerveau qui tourne doucement, lentement, profondément. Je n’ai plus besoin de rien. Je suis comblé par cet instant. C’est un moment culminant de ma vie. Il y en a eu d’autres avant, il y en aura d’autres après. Mais là, je sens que je suis sur un sommet existentiel, pour aussi simple et dépouillé qu’il soit. Respiration, présence au monde, non action.

La non action ce n’est pas seulement ne rien faire. Ne rien faire, c’est la partie apparente de la non action. La non action, c’est la voie de la présence, une présence intense et éveillée, une présence contemplative : on se rend présent au monde, sans rien lui demander, sans poursuivre aucun but, sans alimenter aucune pensée. On est dans cet état si particulier que l’on appelle « conscience réflexive » : on est là, et on sait qu’on est là, et on observe dans quel état on est là…

Tout à coup, au cœur de la non action, je vois passer à mon esprit une pensée, en forme d’interrogation : « est-ce qu’un jour un robot vivra des moments semblables ? » Est-ce qu’un robot programmé pour marcher 8 heures décidera à un moment de s’arrêter, de s’allonger dans l’herbe et de regarder le ciel ? Est-ce que ça l’intéressera d’écouter le vent, de voir le bout des brins d’herbe s’agiter doucement tout autour de ses yeux pendant que l’azur les remplit ?

Est-ce qu’un jour, un robot pourra se sentir à la fois fatigué et heureux ? Est-ce qu’il pourra se sentir exister dans la contemplation du ciel ? Se sentir appartenir au monde ? Ressentir des états d’âme ?

Je n’en sais rien du tout. Mais si cela arrive, alors ce jour-là, les robots seront devenus nos frères…


Illustration : dans l'Aubrac, pendant la randonnée...

PS : ce texte reprend ma chronique du 1er novembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.

jeudi 3 novembre 2016

Les esclaves milliardaires de Wall Street



Cette semaine, je suis allé chercher des médicaments, et j’ai vu un pharmacien souffrir devant son ordinateur… Plus de la moitié du temps qu’il a passé avec moi, il l’a passé les yeux braqués sur son écran, à vérifier des listes de stock, à rentrer des données. Il était gentil, et faisait de son mieux pour de temps en temps me regarder et me parler, mais la bête informatique mobilisait clairement l’essentiel de son énergie et de ses soucis.

J’ai eu de la compassion pour lui : il n’avait sûrement pas choisi de faire ce métier pour passer ses journées sur un écran. Puis j’ai égoïstement pensé à moi : dans l’hôpital où j’exerce, nous avons récemment hérité d’un logiciel où nous devons noter tous les rendez-vous des patients, nos ordonnances, nos observations. C’est un logiciel qui marche mal : il est lent, il est compliqué, il est merdique. Rien à voir avec les applications ultra-performantes de nos smartphones. Il a sans doute été acheté au rabais. Normal, l’hôpital est pauvre, de plus en plus pauvre ; on n’est pas chez Apple ou chez Google, faut pas rêver et espérer de beaux outils informatiques performants... Du coup, je passe de plus en plus de temps les yeux rivés sur mon écran au lieu de les tourner vers mes patients. Je me dis alors que nous ressemblons de plus en plus aux pauvres pharmaciens…

On l’a vu venir depuis quelques années, quand on a commencé à prononcer au sein des hôpitaux des mots comme : économies, performance, rendement, optimisation… Ce n’est jamais bon signe ! Ça veut dire qu’il n’y a plus d’argent pour bien travailler. Mais il est passé où l’argent ? Au Luxembourg et aux îles Caïman. Tout cet argent que les grandes multinationales et les ultra-riches exfiltrent pour ne pas payer d‘impôts, il ne servira pas à améliorer la qualité des soins à l’hôpital public.

Alors, toujours dans ma compassion (pour les pharmaciens, les soignants qui ne peuvent plus bien soigner, les patients qui vont trinquer) j’ai pensé aux traders et aux banquiers d’affaire, dont le métier est de détourner l’argent du travail des autres… Se lever le matin en sachant qu’on va spéculer sur des matières premières et affamer des millions de gens ; se regarder dans la glace, en se brossant les dents, et se dire qu’on va aider ses clients à détourner des sommes énormes d’argent dans des paradis fiscaux : c’est pas des sales boulots, ça ?!!

Ben si, et tant mieux : il faut peut-être que ces esclaves surpayés des Forces du Mal et de la Finance souffrent, eux aussi. Il faut peut-être qu’ils soient malheureux, de plus en plus, qu’ils se sentent de plus en plus toxiques, nocifs et mal-aimés, qu’ils aient de plus en plus honte de leur travail. Pour qu’eux aussi, et pas seulement leurs victimes, aient envie que ça change.

Bon, je sais, il ne faut pas souhaiter la moindre souffrance à d’autres humains, et j’ai sans doute tort à chaque fois que je raisonne comme ça. Peut-être qu’il faut plutôt leur souhaiter d’être heureux, intelligemment heureux, solidairement heureux, et peut-être que c’est en étant plus heureux et non plus malheureux qu’ils ouvriront les yeux sur les catastrophes qu’ils engendrent…

En attendant qu’arrive ce grand soir de leur introspection, nous aussi, que nos boulots soient ou pas, ou parfois, des boulots de merde, n’oublions surtout pas d’être heureux, et de savourer les tout petits moments de bonheur que la vie nous offre. C’est ce que nous rappelle le poète Christian Bobin dans un passage de son livre L’Homme Joie. Bobin n’est pas en train de travailler à sa table, il est sorti devant sa maison, et il nous raconte : « J'ai fait la course sur la terrasse avec une fourmi et j'ai été battu. Alors je me suis assis au soleil et j'ai pensé aux esclaves milliardaires de Wall Street… »

Et vous, vous avez déjà fait la course avec une fourmi ?


Illustration : au guichet de la banque...

PS : ce texte reprend ma chronique du 18 octobre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.