vendredi 28 octobre 2016

Annonces immobilières



Un jour, dans la rue, je me souviens avoir vu un monsieur très pauvrement vêtu, presque comme un SDF, en train de lire attentivement les annonces d’une vitrine d’agence immobilière.

C’était un jour d’automne, gris et tristounet. En voyant ce pauvre monsieur, grisaille et tristesse montent aussi en moi : que peut-il penser et éprouver à cet instant, lui qui, d’après son apparence, ne pourra sans doute jamais acheter ni louer quoi que ce soit dans cette agence immobilière ?

Là, je m’aperçois - c’est dans ces moments que je vois à quoi me servent les heures de méditation passées sur mon banc, à observer le fonctionnement de mon esprit -, là je m’aperçois, donc, que mon cerveau est en train de juger sur les apparences. Mon cerveau, et le vôtre, chères lectrices et chers lecteurs, notre cerveau est un flemmard : bien souvent, il juge vite, simplifie, s’en tient aux apparences et aux évidences. Assez souvent, ça nous rend service : notre cerveau nous fait lever la tête et regarder le ciel, il voit qu’il y a de gros nuages noirs, et il en conclut sans réfléchir qu’il va pleuvoir et qu’on a intérêt à prendre notre imper ou notre parapluie. Mais dès qu’il s’agit des êtres humains, ces automatismes et ces jugements sur les apparences sont trompeurs : nous ne nous réduisons pas à nos apparences, jamais…

Alors, je bloque dans mes connexions interneuronales la spirale des stéréotypes et de la paresse, et je vois que d’autres scénarios, bien plus riches et intéressants, arrivent à mon esprit : peut-être est-il très riche, ce monsieur, bien plus que vous et moi, et qu’il ne s’habille comme un clochard que parce que c’est un original, ou parce qu’il s’en fiche complètement de son look, ça ne l’intéresse pas, ce qui l’intéresse c’est juste acheter des appartements ? Peut-être qu’il veut vendre un des ses nombreux biens immobiliers ? Ou qu’il se renseigne sur les prix avant d’en louer un à sa nièce à prix d’ami ?

Ou peut-être n’est-il pas riche du tout, mais qu’il s’en fiche, et qu’il ne ressent à cet instant ni détresse ni envie. Juste de la curiosité. Par exemple, peut-être est-il en train de se demander : « combien les gens sont-ils prêts à payer pour posséder un appartement ou une maison ? Combien de leur liberté sont-ils prêts à céder pour s’endetter sur des années et des années ? Eh ben ! Je n’aimerais pas être à leur place ! »

C’est peut-être ça qu’il est en train de se dire, ce monsieur aux apparences de SDF… Et peut-être que je ne devrais pas ressentir de la compassion mais de l’admiration pour lui, et sa sagesse.

Je continue mes cogitations, et arrivé tout au bout de la rue, je me retourne : il est toujours devant la vitrine, très intéressé. Je le quitte à contrecœur, en le laissant à son mystère…

Mais je suis content de tous ces scénarios que j’ai réussi à extorquer à mon flemmard de cerveau, content d’être allé au-delà des apparences. Et d’ailleurs, je suis sûr que la réalité de la vie de ce monsieur est encore plus riche et plus intéressante que tout ce que j’ai pu imaginer…


Illustration : les vitrines des librairies, c'est quand même mieux que celles des agences immobilières...

PS : ce texte reprend ma chronique du 6 septembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.


mercredi 19 octobre 2016

Éreutophobie



Cette semaine, à Sainte-Anne, j’ai vu une dame qui avait très très peur de la couleur rouge. Pas une petite gêne, comme nous pouvons tous en avoir quand on nous fait rougir, à coup de blagues grivoises ou de compliments (vous connaissez la savoureuse expression de Jules Renard, un grand timide, dans son Journal : « il est tombé sur moi à coup de compliments » !?). Non, pas une gêne mais une peur panique, ce qu’on appelle en psychiatrie l’éreutophobie, du grec éreutos : rouge, et phobos : peur intense.

Chez ces personnes, l’idée de rougir sous le regard des autres entraîne une détresse immense : elles se sentent abaissées, humiliées, inférieures, coupables, minables. Du coup, elles vivent dans la crainte de se mettre à rougir si on les observe attentivement, si elles donnent leur avis dans un groupe, ou si un silence survient dans une conversation en face-à-face. Parfois, même entendre le mot « rouge » les fait rougir et paniquer !

Ça peut aller très loin : le premier cas connu dans l’histoire de la médecine a été décrit en 1846 par un médecin allemand, et concernait un étudiant en médecine, dont l’histoire s’est mal finie : dépression, puis suicide… Si on ne se soigne pas, hélas, ça peut encore arriver de nos jours. Mais ce serait dommage : il existe maintenant des aides efficaces, des médicaments parfois, mais surtout des psychothérapies, notamment les fameuses TCC, Thérapies Comportementales et Cognitives.

Faute de soins, les patients inventent de nombreuses stratégies pour limiter le risque de rougir. Il y a bien sûr tous les évitements : ne pas sortir, ne pas parler, ne pas se montrer, ou seulement maquillé, pour les femmes. Parfois ils portent des vêtements rouges pour faire diversion et que le rougissement se remarque moins, parce que rouge sur rouge, ça fait moins de contraste. Mais parfois, à l’inverse, ils n’en portent jamais, et ne s’habillent qu’en gris, parce que le rouge, tout de même, ça attire un peu l’attention sur soi. La vie est bien compliquée quand on souffre d’éreutophobie !

Et le pire, c’est quand on leur dit de ne pas rougir, même gentiment…

Ce n’est pas possible de s’empêcher de rougir ! Parce que l’éreutophobie, comme toutes les phobies, est une allergie : si vous êtes allergique aux pollens, ça ne vous fait pas seulement tousser, comme tout le monde, mais vous commencez à vous asphyxier. Eh bien si vous êtes éreutophobe, rougir ne vous met pas seulement mal à l’aise, comme tout le monde, mais vous bouleverse et vous donne envie de fuir ou de disparaître.

Pourtant, il arrive qu’en consultation, les personnes éreutophobes se sentent rougir et nous demandent si nous l’avons vu sur leur visage : dans ce cas, c’est différent, et je leur dis toujours la vérité. Car ce n’est pas de rougir qui est un problème : tout le monde peut rougir. C’est de se figer, de se bloquer sur le rougissement. Et c’est cela que nos interlocuteurs remarquent : notre raideur et notre peur, bien plus que notre couleur. Et c’est d’ailleurs la voie pour sortir de la maladie : même quand on se sent rougir, ne pas baisser les yeux, tenir bon, rester dans la conversation...

Pas facile, je sais, mais peu à peu, à force de se confronter, la peur passera, et le rougissement ne sera plus une obsession paniquante mais une simple gêne. Courage frères et sœurs éreutophobes ! J'espère que tout coeur que vous pourrez un jour vous remettre à aimer le rouge.


Illustration : Malevitch, Silhouette rouge.

PS : ce texte reprend ma chronique du 11 octobre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.




jeudi 13 octobre 2016

L'empereur dans son cercueil



Cette semaine, j’ai vu un empereur allongé dans son cercueil, et le plus fort c’est que c’était dans le métro, sur la ligne 8 pour celles et ceux que ça intéresse…

C’était le matin assez tôt, et je n’étais pas tout seul, évidemment. Question espace vital, il ne fallait pas être trop en demande ! Mais je n’étais pas trop à plaindre : j’avais réussi à me trouver un petit coin debout, bien coincé, vous savez : le coin entre le strapontin et la porte qui ne s’ouvre pas…

Du coup, j’en profite pour sourire et fermer les yeux, j’en profite pour me dire que j’ai de la chance : je suis vivant, mon pays est une démocratie, j’ai un boulot, mes jambes me portent, il y a des gens qui m’aiment et que j’aime… Et là, bizarrement, les yeux fermés, je vois Charles Quint, avec sa barbe, ses décorations et son beau costume.

Vous savez, Charles Quint, le grand empereur d’Autriche, Roi d’Espagne, celui qui a battu et fait prisonnier François 1er à Pavie. Au sommet de sa puissance et de sa gloire, il décide d’abdiquer et de se retirer dans un monastère perdu au bout du bout de l’Espagne : à Yuste, en Estrémadure. Ce monastère, il veut y finir ses jours, dans la prière et la méditation, afin d’assurer le salut de son âme. Il n’a alors que 57 ans.

Un jour – peut-être s’ennuyait-il un peu - il décide d’organiser une répétition générale de ses funérailles : il s’allonge dans son cercueil et demande à tout le monde de faire comme s’il était mort, et que se déroule toute la cérémonie, avec ses rituels, ses discours, ses lectures, ses chants...

Bien calé dans mon coin et balloté dans le wagon de métro, il me semble que je ressens peut-être les mêmes secousses que Charles Quint dans son cercueil. Je le vois, le grand empereur, le maître du monde connu, allongé dans sa robe de bure. Il est un peu ému : c’est quand même la première fois qu’il se retrouve coincé dans un cercueil. Il se sent un peu à l’étroit, même si on n’a pas refermé le couvercle de sa grande boîte en bois.

Il regarde défiler le ciel au dessus de lui, le ciel d’un bleu violent, le ciel éblouissant de l’automne espagnol, puis le sombre plafond de l’église abbatiale. Il est un peu secoué, aussi, à chaque pas des moines, comme je le suis, avec lui, à chaque virage, à chaque freinage. Puis il ferme les yeux et ouvre grand ses oreilles ; il écoute attentivement, depuis le fond de son cercueil, tous les sons qui s’élèvent du dehors : les cantiques, les homélies, le bruit des robes et des soutanes…

Je me sens proche de lui. Je ne sais pas si je vais mourir bientôt, et d’ailleurs lui non plus ne le savait pas à ce moment. Pourtant, cette répétition de ses funérailles était une bonne idée, puisqu’il va partir un mois plus tard, de la malaria. Au moins tout était en règle...

De mon côté, on en reparlera dans un mois (je rigole, hein, j’espère bien que je serai là dans un mois, à vous raconter mes petites histoires).

On en reparlera, mais pour le moment je suis vivant. Vivant et brinqueballé dans le métro, tout serré, sans guère d’espace vital. « Espace vital », l’expression résonne bizarrement à mon esprit : à cet instant, je n’ai pas d’espace, mais j’ai la vie.

Et vous savez quoi ?

Ça me réjouit et ça me suffit…


Illustration : L'empereur Charles Quint, du temps de sa splendeur.

PS : ce texte reprend ma chronique du 4 octobre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.


lundi 10 octobre 2016

Frères lapins



Cette semaine, j’ai vu deux frères lapins se battre en faisant des sauts acrobatiques dans les airs.

Oui, nous avons deux lapins en liberté dans le petit jardin de notre maison, un noir et un gris, qui appartiennent à notre plus jeune fille. C’est mignon, des lapins : lors des repas dans la cuisine nous les regardons se balader, grignoter les brins d’herbe, faire la sieste en s’allongeant au soleil. Ce sont deux frères, mais de temps en temps, ils se collent de terribles raclées.

Vous avez déjà assisté à une baston de lapins ? C’est spectaculaire ! Ils se poursuivent à toute allure, en faisant des bonds en l’air incroyables pour se cogner en haut du saut, se mordre, s’arracher des poils. Puis, ils se calment. À d’autres moments, ils se font des papouilles ; et toutes les nuits, ils dorment ensemble blottis l’un contre l’autre. C’est ça, la vie des frères lapins. Ça ressemble un peu à la nôtre, finalement : des bastons et des papouilles…

Les voir se bagarrer comme ça m’a rappelé un documentaire animalier que j’avais vu il y a longtemps : c’était l’histoire de deux frères guépards en Afrique. Ils grandissaient ensemble, on les voyait jouer, chasser. Mais un jour, lors d’une dispute pour un steack d’antilope, une lionne attaque un des frères et lui brise le bassin d’un coup de mâchoire. Il est à moitié paralysé et devient une gêne pour la chasse, et la survie du duo. Au début, son frère est inquiet : il le lèche, tente de le réconforter, le pousse du museau pour qu’il se relève lorsqu’il s’écroule ; mais au bout d’un moment, il finit par comprendre qu’il n’y a rien à faire. Alors, ça devient très triste : le frère valide agresse le frère blessé, lui donne des coups de dents et de griffe ; puis il finit par l’abandonner.

Ce documentaire, c’était comme un cours pour illustrer la différence entre l’empathie et la compassion. Vous savez, l’empathie c’est la capacité à ressentir ce que l’autre ressent, qu’il s’agisse d’émotions agréables ou désagréables ; par l’empathie, on peut se mettre dans la peau de la personne en face de nous, et se mettre au diapason de sa gaité ou de sa tristesse. Et la compassion, c’est l’empathie face à la souffrance et aux émotions douloureuses de l’autre, mais accompagnée du désir de l’aider et de le soulager.

Le guépard avait donc eu un peu d’empathie pour son frère paralysé ; mais ce n’était pas allé jusqu’à la compassion, ses sentiments n’étaient pas suffisamment forts pour qu’il ait envie de rester à ses côtés, de l’aider, de lui apporter à manger ; même si de toute façon, cela n’aurait peut-être pas changé grand-chose à long terme, car la survie dans la savane n’est pas si simple...

On sait aujourd’hui que les humains sont « câblés » pour l’empathie : il est dans notre nature d’être à même de ressentir la souffrance d’autrui. Mais la compassion nécessite d’avantage d’efforts. Ces efforts, il faut les accomplir, sinon nous risquons de ressembler à des guépards : vaguement capables de comprendre la douleur des autres, mais pas très motivés à faire les efforts nécessaires pour la soulager ou l’accompagner.

Et c’est ça, finalement, la fraternité au sens large et universel : se sentir proche des autres humains, au point de toujours s’efforcer non seulement de comprendre leur souffrance, mais aussi de leur venir en aide, ne serait-ce qu’un tout petit peu : par un regard, un sourire, une parole, un geste…, tout sauf l’indifférence et l’abandon.

Mes copains purs végétariens me disent que nous devrions aussi être fraternels avec les animaux : les guépards, les lapins, et tout ça. Je suis bien d’accord. Mais tout de même, il y a tellement de travail que nous ferions bien de commencer par nous concentrer sur nos frères humains, et sur nos sœurs aussi...


Illustration : un lapin de la tapisserie médiévale de La Dame à la licorne, visible au Musée de Cluny, à Paris.

PS : ce texte reprend ma chronique du 27 septembre 2016, dans l'émission de mon ami Ali Rebehi, "Grand bien vous fasse", tous les jours de 10h à 11h sur France Inter.