lundi 30 octobre 2017

Je m’en fous du soleil !




La scène se déroule dans une pharmacie, à Paris, un jour de très beau temps, doux et ensoleillé.

Au comptoir voisin du mien se trouve une dame âgée, l’air affligé. Le préparateur en pharmacie lui parle longuement, à voix douce, gentiment. Je n’entends pas ce qu’ils se disent, mais il semble essayer de la rassurer, de la convaincre. La préparatrice joviale et souriante qui me sert, revenant de son arrière-boutique avec mes médicaments, les voit parler tous les deux et lance à la dame, qu’elle semble bien connaître « : « Alors, vous avez vu ce beau soleil, comme ça fait du bien ?! »

Mais la dame, relevant la tête un instant puis la rebaissant, l’air renfrogné, s’exclame : « Je m’en fous du soleil ! » Pas très sympa… Mais la préparatrice ne se laisse pas rebuter (elle doit avoir l’habitude de cette cliente), et me demande gentiment de l’attendre un moment. 

Elle se dirige alors vers la dame, la salue, la prend dans les bras, et elle l’admoneste gentiment : « Eh bien alors ? C’est quand même mieux que toute la pluie et tout le gris de la semaine dernière, non ? Allez, il faut se secouer, sortir prendre l’air, profiter du soleil ! » 


La dame n’a pas l’air follement convaincue, ni décidée à faire des efforts, mais tout de même, son visage s’est déridé, elle se détend un peu, ne peut réprimer un petit sourire.

Je ne suis pas sûr de mon côté que les conseils de la préparatrice en pharmacie soient suivis de beaucoup d’effets, vu la tête de la dame, mais on ne sait jamais. Je suis sûr en tout cas que c’est bien mieux pour elle que si elle n’avait rencontré, en se faisant servir, que de l’indifférence. Les deux salariés de la pharmacie semblent bien la connaître, et être habitués à son humeur triste et bougonne.

Par déformation professionnelle et par curiosité personnelle, je tords un peu le cou pour essayer de voir discrètement quels médicaments elle prend (je « girafe » comme on dit dans les écoles en Afrique, lorsqu’un élève cherche à copier sur l’autre). Je me dis qu’il doit y avoir sur son ordonnance des antidépresseurs, et je me demande lesquels et à quelles doses. Peine perdue, je ne vois rien. Aucune importance.

Ce qui est important, c’est l’humanité dont font preuve ses deux interlocuteurs, qui font leur travail de réconfort dans l’ombre. C’est le milieu de la matinée, il n’y a pas trop de clients dans la pharmacie, ils ont un peu de temps pour elle, et au lieu de le consacrer à ranger leurs boîtes ou à prendre un café dans leur arrière-boutique, ils restent à ses côtés pour tenter de la consoler. 

Je trouve ça beau et touchant, leur sollicitude envers la pauvre dame si triste qu’elle se fout du soleil. Personne n’a assisté à la scène sauf moi, mais elle a bien existé, en vrai, et pour l’éternité : j’ai vu, de mes yeux vu, ce monde parfois si triste s’enrichir d’une bouffée d’amour fraternel…


Illustration : Soleil et nuages...

PS : cet article a été initialement publié dans Psychologies Magazine en août 2017.